(suite) La conquête de l'Algérie : la bestialisation de l'indigène...Seconde Partie : Bestialiser l'homme, humaniser l'animal.

II. Bestialiser l'homme, humaniser l'animal.




    
  Dans le cas de la conquête de l'Algérie où la chasse à l'homme constitua l’un des aspects pris par la guerre, il fut possible, dans un même temps, d'humaniser l’animal et animaliser ou plutôt bestialiser l’homme. Cela fut notamment le cas avec la participation du chien dans les opérations militaires. Ce procédé, consistant à utiliser le chien pour chasser l'homme, n’était pas apparu en Algérie. A l'occasion du siège de Constantine de 1837 , les soldats français, selon un témoin, « conduisaient avec eux une meute de chiens accoutumés à la recherche des Arabes, comme les Espagnols l’avaient fait avec succès en Amérique »13. Si les Espagnols avaient effectivement eu recours à ce procédé en Amérique du Sud, les militaires français n'en ignoraient nullement l'existence puisqu'ils l'employèrent eux-même à Haïti et plus généralement dans les colonies esclavagistes où le chien avait pu servir à re-capturer et abattre les fugitifs. S'il existe des témoignages de cette chasse aux esclaves fugitifs dans les premières colonies françaises, en revanche il ne substitue que peu de traces portant sur les méthodes de dressage de ces chiens. Nous pouvons toutefois citer le témoignage du zoologue allemand Alfred Edmund Brehm qui rapporte qu'à Cuba :
« On confinait ces animaux dans un chenil grillé comme une cage.  Jeunes,  on les  nourrissait du sang d’autres animaux, mais en petite quantité. Quand ils commençaient à   grandir, on leur montait de temps en temps, au dessus de la cage, la figure d’un nègre  tressée en bambou. Le mannequin était bourré à l’intérieur de sang et d’entrailles. Les   chiens s’irritaient contre les barrières qui les maintenaient en captivité, et à mesure que  s’accroissait leur impatience, on rapprochait de plus en plus des barreaux de leur prison   l’effigie du nègre. Cependant leur nourriture subissait de jour en jour une réduction. Enfin, on leur jetait le mannequin, et tandis qu’ils le dévoraient avec une voracité    extrême, cherchant à tirer les intestins, leurs maîtres les encourageaient avec des  caresses. De cette manière, leur animosité à la vue des noirs se développait en   proportion de leur attachement des Blancs. Quand on jugeait cette éducation complète,  on les envoyait à la chasse… Le malheureux nègre n’avait aucun moyen d’échapper   […]. Ces limiers retournaient ensuite au chenil, les mâchoires hideusement barbouillées   par le sang. » 14

Marcus Rainsford, 1805 -Dressage des chiens....
  
    Si ce procédé ne fut pas systématique en Algérie, c'est ce que déplore l'écrivain Alphonse Toussenel. Dans un article intitulé La Chasse aux chiens courants et écrit en 1844, celui qui exerça une influence décisive sur Edouard Drumont, soutient que si «  le gouvernement avait eu le bon esprit d’employer le chien à la conquête de l’Algérie, il y a bel âge que nous en aurions fini avec Abd el-Kader et ses trois cents cavaliers […] je pose en fait qu’un corps de dix milles fantassins, bien commandé et appuyé par dix escadrons de cavalerie et cinquante compagnies de chiens de chasse dressés contre l’Arabe, efface en trois mois tous les hauts faits contenus dans les bulletins glorieux de M. le maréchal Bugeaud »15.


    Malgré leur rareté, les mentions renvoyant à ce procédé sont suffisamment éloquentes pour illustrer les processus d'animalisation de l'homme et de d'humanisation de l'animal. Si l'on peut évoquer le cas du général Duvivier qui, dès 1834, dressait des chiens pour prévenir la présence des indigènes algériens 16, le plus fameux exemple de chiens dressés pour la « chasse aux arabes » est, sans doute, celui de la Compagnie franche. Commandée par le capitaine Blangini, cette compagnie  comptait quarante chiens et s’illustrera notamment lors de l'expédition de Constantine. S'il n'est nous est impossible de connaître les méthodes de dressage qui permettaient à ces chiens de « renifler tout ce qui porte un burnous », en revanche, on apprend que ces « animaux auxiliaires » firent preuve d' « héroïsme » en traquant, et en certains cas, en tuant la « proie arabe ».17 
 

    Les hommages rendus aux chiens, dans la littérature coloniale portant sur la période de conquête, ne furent pas seulement adressés indistinctement à tous à les « bêtes auxiliaires » pour reprendre l'expression de Toussenel puisque certains individualités sortent du lot. Du temps de la conquête des Amériques, on trouvait déjà trace de ces hommages aux plus méritants des « animaux auxiliaires ». Las Casas évoquait par exemple les cas de Bezerillo et Leoncillo qui appartenaient au chasseur Diego de Salazar. Si les élus de la race canine furent honorés en moins grand nombre en Algérie, quelques-uns devaient toutefois jouir d’une certaine notoriété et bénéficier, en raison de l'existence d'une altérité humaine reprouvée, d'une forme d’humanisation. Ce fut le cas d'un chien nommé Blanchette et qui, au même titre que d'autres chiens employés dans les «  chasses aux Arabes », est mentionné dans une œuvre d'Alexandre Dumas.18 Ainsi, apprend-on, par Alphonse Toussenel, que Blanchette, qu'il surnommait affectueusement « l’Attila des Kabyles », avait perdu une patte à la suite d'un combat contre les Arabes avant de profiter d’un repos bien mérité et ponctué par les parades militaires auxquelles elle fut convié jusqu’à sa mort en 1841. Sont également évoqué le cas de « l'intrépide » Bichebou, chien d’Alphonse Toussenel et dont ce dernier vantera la capacité à « mordre à belles dents la proie arabe que le plomb vient d’abattre » 19. Enfin, nous pouvons également citer le cas de Mitraille dont le même Toussenel nous apprend qu'une fois la ville d'Alger conquise, il « s'offrit généreusement de déguster les sources du pays conquis, qu'on disait avoir été empoisonnées par les Arabes ». Le même Mitraille, toujours selon Toussenel, s'illustra en de nombreuses batailles avant de mourir en France en raison sa dépendance aux « fortes liqueurs » et sa nostalgie des combats contre les Arabes.



      Les hommages rendus aux chiens s'accompagnent chez Toussenel par un recours systématique à la personnification. A lire quelques-uns de ses écrits, on croit parcourir des fables où l'animal porte en lui une humanité, des sentiments et des qualités qui lui sont exclusives dans sa chasse à l'homme. Ainsi apprend-on également l'existence d'un chien qui, tout en chassant indistinctement « l’Arabe [ou] le lièvre », « riait au moindre bon mot »  et qui, avant de périr « au champ d’honneur » , tendit dévotement sa patte à son maître en guise d'adieu. Aussi risibles que puissent être certains détails sur ces valeureux guerriers canins, à l’exemple de ce chien mécontent d’avoir été rapatrié en France ou celui qui devait se familiariser au vice de la boisson et tomber dans la nostalgie des combats, le point de vue de Toussenel est éloquent car ce qui peut être perçu comme un simple amour porté à l’animal, traduit en réalité une vision qui renvoie à certaines théories empruntées à la philosophie politique.





L'homme-loup et le chien.


  
      La figure du chien qui symbolise l’ordre et la propriété privée, en traquant l’indigène ou le lièvre et en défendant le blockhaus où sont retranchés militaires et colons, est inséparable, dans le cas présent, d'une ligne de partage entre divers types d'hommes. Auxiliaire de l'Un et ennemi de l'Autre, le chien de chasse, selon Toussenel, est indissociable de la maîtrise de l'homme sur la nature et donc de la Civilisation. Plus encore, pour Toussenel, des correspondances peuvent être effectuées entre les races animales et les races humaines en fonction des qualités ou vices qu'elles auraient en commun. Dans son ouvrage L'esprit des bêtes..., où le terme animal pourrait aisément être remplacé par celui d'homme, l'auteur déplore, dès l'introduction, « que les plus illustres savants de l'antiquité et de l'âge moderne ont écrit sur la bête. Aucun d'eux, par malheur, n'a songé à l'étudier au point de vue spécial de sa ressemblance physique et caractérielle avec l'homme ». Quoique ce propos soit hautement contestable, c'est dans ce prétendu manque qu'il prétend combler que réside l' intérêt de l'ouvrage. Ainsi, Toussenel y oppose-t-il les animaux et les bêtes afin de les classer en quatre groupes distincts : les animaux « ralliés à l'homme », les « bêtes soumises à conserver », « les bêtes à détruire » et les « bêtes puantes ».21 
      De fait, aux animaux qui sont considérés comme des auxiliaires ou comme « ralliés à l’homme », qui partagent certaines caractéristiques humaines pour avoir vécus sous un même climat, Toussenel oppose les animaux-ennemis. Au nombre de ces derniers, on trouve le loup qui est considéré comme l’emblème du « bandit des sociétés limbiques », ennemi de la propriété et du chien. Et énumérant les diverses sortes de loups-bandits, Toussenel esquisse la race de ceux qui sont mis au ban de leurs sociétés. Cette évocation du loup n'est pas insignifiante car elle renvoie à la place que tient cet animal dans l'imaginaire en Occident. Si dans la littérature le loup renvoie notamment à la menace sexuelle et au mythe de la lycanthropie, il évoque, dans la pensée politique et notamment depuis les interprétations faites de la pensée de Hobbes, l'idée d'une nature nue qui menace l'ordre précaire de la société. Comme le souligne Nicolas Beaupré, dans l'ouvrage Le massacre, objet d'histoire, le loup « porte tous les fantasmes de violence du monde occidental, il chasse en meute, se cache, se dérobe, déchire ses victimes, tue soi-disant par plaisir, puisqu’il ne consomme que rarement entièrement ses victimes, s’attaque de préférence à des êtres ou à des animaux innocents et sans défense […] Par conséquent […] il faut le chasser pied à pied jusque dans sa tanière ».22 Selon Toussenel, de tels animaux peuvent même se nicher au sein des sociétés civilisés, tels « le bandit conventionnel », « le guérillero espagnol » ou le « pirate »... Mais Toussenel mentionne également, en ne se référant non plus à une fonction mais à une origine raciale, « l’Arabe de l’Atlas »23. Tout en voulant faire justice à la réputation à cet animal, et d’une certaine manière au ban, lieu d’une nature sauvage mais libre, Toussenel assimile la non-soumission arabe comme similaire à celle d’une meute de loups. Dans ce cas précis, la lupinisation n'est pas le fruit d'une mise au « ban » suite à certains actes répréhensibles ou à un rejet réfléchi des institutions comme dans les exemples précédemment mentionnés, mais découle de la nature même de cet être. L'Arabe est par essence un loup et membre d'un peuple-meute. Ce peuple-meute est défini par ses mœurs, son inorganisation politique et ses manques, soit autant de caractéristiques qui le renvoie à une sorte d'état de nature ou à la figure de l'animal sporadique, c'est à dire à l'animal qui incapable de faire société et d'entrer dans l'Histoire . Ainsi, face à ce peuple-loup, le chien de chasse, en tant qu'être domestiqué, pourrait faire figure d'emblème de la société civilisé.

     Le propos de Toussenel, qui regrettait que le chien n'ait pas été suffisamment associé à la conquête de l'Algérie, pourrait ici se confondre avec une interprétation commune de la célèbre phrase de Hobbes et selon laquelle « l'homme est un loup pour l'homme ». Cette citation, qui évoque l'opposition entre l’animal politisé et l'animal qui refuse de renoncer à ses attributs naturels, renvoie à une séparation entre état de nature et état civil mais également entre civilisation et barbarie. De fait, dans l'esprit de Hobbes ou de Rousseau, l'état de nature, qui est le plus souvent présenté comme une fiction théorique, repose en grande partie sur les représentations telles qu'elles ont eu/ont cours en Occident sur les sociétés extra-européennes et leur mode de vie qualifié de barbare et animal. Dans les deux cas, que ce soit celle entre état de nature et état civil ou entre barbarie et civilisation, l'opposition peut supposer le possible passage d'un stade à un autre. Si dans le premier cas, le contrat social permet ce passage par le renoncement des individus à une part de leur liberté en échange d'une plus grande sécurité dont les privait l'état de nature, dans le second cas, à savoir dans le contexte de la colonisation, ce passage n'est possible qu'à la suite d'une « mission civilisatrice ». Seule celle-ci est en mesure de domestiquer la « bête féroce » et de transformer, pour reprendre la classification de Toussenel, les « bêtes à détruire » en des « des bêtes soumises à conserver ». A condition, bien évidemment que celle-ci ne s'oppose pas à ce passage....


Chafik Sayari


Notes :
13 Revue Africaine, Journal des travaux de la société historique algérienne, Quatorzième année, Bastide (Alger), 1870,  p 311.

14 Alfred Edmund Brehm, cité dans Le chien de guerre, utilisations à travers les conflits, Thèse de Louis Polin, 2003
15 A. Toussenel,  La chasse aux chiens courants, Journal de l’agriculture pratique et de jardinage, II série, Tome I, juillet 1843 -juin 1844, A la librairie agricole de la maison rustique (Paris), p 348].
16 Louis Lamborelle, Cinq ans en Afrique, Bruxelles, 1863, p 34-35]

17 Cf. Alphonse Toussenel, L’esprit des bêtes : zoologie passionnelle : mammifères de France, Librairie phalanstérienne, 1855.

18 Alexandre Dumas, Le véloce ou Tanger, Alger et Tunis, Chapitre XLVI, Les zéphyrs.

19 M. Saint-Germain Leduc,  Services et commensaux de l’homme, Alfred Mame et fils (Tours), 1868, p 39.

20 A. Toussenel, p 191

21 Alphone Toussenel, L'esprit des bêtes, zoologie passionnelle : mammifères de France (3e édition, revue et corrigée), Dentu, Paris, 1858

22 Nicolas Beaupré, ''Écrire pour dire, écrire pour taire, écrire pour tuer ? La littérature de guerre face aux massacres et aux violences extrêmes du front ouest (1914-1918''), dans Le massacre, objet d’histoire, op .cit, p 313

23 Toussenel, p 465





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