La conquête de l'Algérie : la bestialisation de l'indigène...Première partie : La logique cynégétique
I. La logique cynégétique
Dans
les premières lignes des Damnés
de la terre
où il décrit
notamment le manichéisme sur lequel repose la société coloniale,
Frantz Fanon note que lorsqu'il s'agit d'évoquer l'existence du
colonisé, le colon recourt le plus souvent aux mots et images du
bestiaire. En somme, ce « langage zoologique » est l'un
des signes les plus évident d'une déshumanisation propre au monde
colonial. Or ce « langage zoologique », qui vise à
animaliser et plus encore à bestialiser, n'est
pas seulement un ensemble de métaphores qui permettrait, par le jeu des correspondances, de décrire ce colonisé
si étrange mais que le colon se targue de si bien connaître par
la fameuse formule « je les connais bien moi... ».
Ce langage est inséparable d'un ensemble de pratiques qui vont de
la domestication à la légitimation de l'extermination, en passant
par le massacre ou la chasse à l'homme lors desquelles , outre le
soldat, l'animal a pu être employé pour « renifler le
burnous » de la « bête féroce » à achever. Ce
sont quelques-unes de ces pratiques qui seront abordées ici et
notamment durant la conquête de l'Algérie que l'on a coutume de
situer entre 1830 et 1850...
L'espèce
surnuméraire.
En
1845, le professeur d'agriculture Louis Moll écrivait à propos de
la colonisation en Algérie que «
la terre toute entière appartient de droit à la Civilisation, et
toute race qui n’est y est pas apte doit nécessairement
disparaître comme ont disparu ces genres d’animaux antédiluviens,
contemporains des premiers âges de notre globe, et dont la science
seule nous relève l’existence »1.
L'auteur, qui se proposait de dessiner les contours de la société
coloniale à venir, défendait dans le même temps l'exemplarité du
système américain
dont le plus grand mérite avait été de se débarrasser des
indigènes inutiles.
Anticipant de possibles récriminations morales, Moll prétendait que
ce processus était inhérent tout à la fois à la marche de
l'Histoire et au règne du vivant. En somme, il constituait une loi
naturelle et inévitable qui permettait de faire le tri entre ce qui
mérite de vivre et de subsister, car porteur de progrès et de
civilisation, et ce qui, au nom des mêmes critères, devait
disparaître en raison d'une incapacité fondamentale à s'arracher à sa condition première et animale. De fait, le progrès et la
civilisation ne pouvaient s'étendre à la surface du globe qu'à
condition que disparaissent certains obstacles : à savoir une
partie des races inférieures et réfractaires. Dans le cas de
l'Algérie, Moll préconisait, en raison de la « longanimité »
et de la trop grande mansuétude que la France avait manifesté
envers les indigènes, que toutes les tribus qui refuseraient de se
soumettre devraient subir « un anéantissement total » et
être « exterminées ou chassés de l'Algérie ».
Si
le propos est ici poussé jusqu'à ces ultimes conséquences par le
recours avant l'heure à une vision darwinienne de l'histoire, il ne
saurait toutefois constituer une exception lors de la conquête de
l'Algérie. En effet, des considérations similaires à celles que
formulent Louis Moll, tel que l'extermination, furent âprement
défendues par l'administration coloniale. Ces considérations et
pratiques, qui sont inhérentes à tout processus de colonisation, se
fondent sur une déshumanisation et donc une animalisation qui peut,
entre autres, être défini comme «
un processus de destitution du droit d’avoir des droits,
l’impossibilité d’accéder à une forme de reconnaissance
permettant d’être traité comme une fin et jamais comme un
moyen »2.
A ce titre, les modalités du traitement fait à l'indigène, dans un
contexte où l'extermination est conçu comme légitime, emprunte
ses mots au bestiaire et ses moyens à la pratique de la chasse.
Celui
qu'il n'est qu'un homme.
Comme
le souligne Grégoire Chamayou dans Les
chasses à l’homme, « toute
chasse s’accompagne d’une théorie de sa proie »3.
La théorie, outre qu'elle renvoie à un savoir sur les moyens de
capture, doit également être en mesure de justifier qu'un certain
type d'homme puisse être légitimement traqué, capturé et/ou
abattu. Toutefois, Chamayou ajoute que cette théorie est impuissante
à effacer toute trace qui évoquerait l'homme,
chez celui ou ceux qu’on a décrété comme pouvant être chassés.
Une des raisons de cette impossibilité réside dans l'empathie
nécessaire du chasseur pour reconstituer la raison et les ruses de
la proie. Aussi, le
processus d’animalisation ne signifie nullement que l’ennemi
n’est plus du tout humain. Il est d'une humanité mais
incomplète : il n’est qu’un homme et « un
homme qui n’est rien qu’un homme a précisément perdu les
qualités permettant aux autres de le traiter comme un semblable »4.
Ainsi donc, le chasseur
est celui qui porte, par ses armes même, la culture et le sens de
l’Histoire et qui
est mandaté, en quelque sorte, par cette dernière pour effacer une
vie indigne car dépourvue de sens et déterminée par ses seuls
instincts. Forme extrême de la relation en situation de
guerre, l’approche cynégétique traduit parfaitement
l'une des relations possibles entre le civilisé
et le sauvage ou,
pour reprendre une autre opposition qui épouse parfaitement le
discours colonialiste, entre l’animal
politique et l’animal
sporadique .
La
chasse à l’homme
En
parcourant la littérature coloniale de la période 1830-1850, on
trouve nombre d’occurrences qui évoquent l'imaginaire cynégétique
et assimilent la guerre à la chasse. Ce foisonnement, qui n'est pas
seulement littéraire mais que l'on trouve également dans les
descriptions de batailles faites par des militaires et autres
témoins, éclaire sur certains moyens employés durant la conquête
en même temps que sur la représentation de l'indigène. Voici l'une
d'entre elles :
« C’était une lande partout couverte de broussailles, [où] devait être caché Zerdoud. Sur cette assurance, les spahis et les grenadiers commencèrent à battre les buissons comme pour faire lever un gibier, en entourant l’espace désigné d’un grand cercle qui allait sans cesse se rétrécissant, suivant le procédé employé dans certaines régions de zone torride pour la chasse des bêtes féroces »5
Ce
moyen / rapport cynégétique n’est pas seulement établi dans la
stricte confidentialité des correspondances militaires. En 1832,
c'est dans un journal que se justifie « le
droit d’exterminer les Algériens comme on détruit par tous les
moyens possibles les bêtes féroces »6.
Ce droit, qui suppose l'indistinction du civil et du bélligérant
chez le peuple algérien et qui prévaut dès les premiers pas de la
conquête, est alors encouragé par des figures militaires tels le
général Rovigo ou Boyer. Pour ces derniers, les populations
rencontrées sont comparables à des meutes
contre
lesquelles il convient d'appliquer la responsabilité collective et
s'adonner, afin de marquer les esprits, à des essorillements,
des décapitations et l’exposition des trophées en place publique
que ce soit à l'entrée d'une ville ou à la porte d'une forteresse
militaire. Or, ce dernier acte du soldat qui souhaite
proclamer ainsi son triomphe n'est pas étranger à une pratique
cynégétique : « Dans
le vocabulaire cynégétique -car c’est d’abord et avant tout un
terme lié à la chasse-, le terme de « massacre »
désigne non pas seulement la mise à mort, mais le trophée, les
bois du cerfs tués, détachés et montés en ornement sur un mur »7
Si
ces pratiques qui identifiaient la guerre à la chasse purent être
critiquées, elles furent toutefois poursuivies tout au long de la
conquête. Témoin du massacre qui eut lieu à Taourgha en 1843,
Pierre Christian évoque les 400 morts « des
deux sexes et de tout âge »
et parle « d’une
affaire plus comparable à une chasse aux loups qu’à un combat »8.
Le général Bugeaud, qui fut à l'origine de ce massacre, n'hésitera
pas à encourager ses pairs, comme le général Pélissier, à «
enfume[r] [les indigènes] comme des renards ». Ce dernier
appliquera quelques temps plus tard le moyen
cynégétique de l’enfumade. Ne comptant pas tant
faire sortir l’animal
de son refuge mais l’y faire périr, il fait obstruer, en juin
1845, les entrées des grottes de la Dahra, où se trouvent réunis
femmes, hommes et enfants, et allumer « fagots
et broussailles » selon un témoin
qui évoque le chiffre de 760 morts et quelques rescapés « qui
peuvent se traîner encore ». Les
premiers soldats qui pénétreront dans la grotte ne manqueront pas
d’évoquer les corps d’animaux et d’humains amoncelés les
uns-sur les autres.
Réagissant
aux condamnations de certains organes de la presse métropolitaine à
d'un certain nombre de massacres de tribus et dont celui des grottes
de Dahra, le colonel Montagnac se jurait, si l'occasion s'en
présentait, et à l'instar de Pélissier, de « détruire »
plutôt que de se faire « dévorer
par les bêtes fauves » :
« Vos stupidissimes journaux de France sont bien drôles ; ce serait mourir de rire, de voir comme on y écrit l’histoire d’Afrique, si cela ne faisait pas pitié ! Les enfumades du colonel Pélissier les exaspèrent. Ce sont des moyens sentimentaux qu’il faut employer pour leur faire plaisir ! Tas de cochons ! Que je me trouve en pareille circonstance, je leur fournirai de quoi hurler » 9
Ce
genre de considérations pullulent dans la correspondance de
Montagnac. Dans l’une des lettres destinée à un de ses parents
proche, il y résume la manière dont il convient d’user pour
« faire
la guerre aux Arabes ». Si l’on
trouve bien évidemment le portrait purement négatif de l’ennemi,
il est également question des sanctions qu’il est capable
d’infliger à un soldat au cas où celui-ci lui apporterait un
« arabe
vivant ». Et plus loin, il
précise les grandes lignes de cette chasse à l'homme :
« Voilà,
mon brave ami, comment il faut faire la guerre aux Arabes : tuer
tous les hommes jusqu’à l’âge de quinze ans, prendre toutes les
femmes et les enfants […] en un mot, anéantir tout ce qui ne rampe
pas devant nous comme des chiens ».
Là est la condition, du moins en théorie, de la cessation
des massacres et de la suspension du droit de vie et de mort sur les
populations civiles et désarmées. Il faut que ces corps dangereux,
de par leur nature et leur existence même, des « bêtes
fauves » en somme, manifestent les
signes d’une allégeance physique et animale. Mais une animalité
domestiquée. Qu’ils manifestent une obéissance qui marque
l’intériorisation de leur infériorité. Et Montagnac justifie de
tels moyens afin de faire pénétrer l’Arabe
de la « force »
afin que nulle ne songe comme il l’écrit à relever le nez devant
un français.
L’un
des intérêts qu'offre la correspondance du colonel Lucien de Montagnac, en ayant à
l’esprit les éventuelles suppressions effectuées lors de sa
publication, réside dans un langage qui ne s’embarrasse d'aucune
convention. Conçue comme un ensemble de confidences où se mêlent
les aléas de la vie de soldat, l'horreur du sentimentalisme, la
haine incommensurable de l'Arabe ou la description des plaisirs que
procurent les mutilations, la chasse aux trophées et le massacre,
cette correspondance laisse transparaître la
spécificité de cette guerre de conquête qui, par bien des
aspects, recouvre les gestes de la chasse :
« Les malheureux n’avaient pas eu le temps de se sauver ; nous les trouvions blottis comme des lièvres dans les épais maquis qui couvrent ces montagnes sauvages. Les trois quarts de ces pauvres diables étaient trahis par leurs chiens […] Quelques individus, se voyant découverts, essayaient de se sauver ; mais un coup de fusil leur arrivait aussitôt au débucher. C’était une vraie traque »10
Le
vocabulaire est ici rigoureusement choisi. Outre les indigènes, qui
sont comparés ici à des lièvres, le lexique de la chasse est
évoqué par le verbe débucher, qui signifie selon Le
Littré
de 1871, « Faire sortir une bête fauve de son fort » ou
« Sortir du bois du buisson, en parlant du gros gibier »,
ou par le terme traque qui, selon la même source, renvoie au fait d'
«
obliger
les bêtes d'entrer dans les toiles ou de passer sous le coup des
chasseurs, en resserrant toujours davantage une enceinte faite dans
un bois. Traquer des loups ». Nulle autre
œuvre que la correspondance de Montagnac ne contient autant de
scènes cynégétiques. C'est ainsi que dans une autre de ses
descriptions, Montagnac décrit avec froideur l’indistinction de
l’ennemi, les cris de douleur des victimes, la durée et le
lieu du massacre :
« Les femmes, les enfants accrochés dans les épaisses broussailles qu’ils sont obligés de traverser, se rendent à nous. On tue, on égorge ; les cris d’épouvantés, des mourants se mêlent aux bruits des bestiaux qui mugissent, bêlent de tous côté. C’est le même enfer, où, au lieu du feu qui nous grille, la neige nous inonde […] Chaque soldat arrive avec quelques pauvres femmes ou enfants qu’il chasse, comme des bêtes, devant lui ou tient, par le cou, un homme qui veut encore résister »11
Chasse
de destruction et chasse d'acquisition.
Il
y a à travers les actes de tuer, d’égorger et la traque faite aux
individus qui tentent de fuir puis de se rendre, quelque chose qui
dépasse le simple plaisir cynégétique. A la dépossession de la
vie, s’ajoute le temps du jeu et de la cruauté qui indique une
impossibilité à se convaincre de la pure animalité de l’ennemi.
Si, à travers la description de certains massacres, l'homme et
l'animal sont confondus dans un même décor sonore par leurs cris
mêlés, ils offrent cependant deux types de chasse : la chasse
de destruction et la chasse d’acquisition. L’une concerne
l’animal sauvage et nuisible, alors que l’autre est requise pour
l’animal domestique et utile. Ainsi, au lendemain du massacre de
Mascara en 1842, et escomptant récupérer le bétail encore vivant,
les soldats de Montagnac trouvent un terrain jonché de dépouilles
d’animaux morts et auxquels se mêlent les corps d’hommes « morts
ou mourants ». Cette bestialisation/ animalisation
transparaît alors, outre la traque et l'exposition des
trophées, par la vente des femmes qui sont échangées contre des
montures ou bien vendu « à
l’enchère, comme bête de somme »
12.
Dans la plupart des cas, le butin d'un massacre, que ce soit chez
Montagnac ou un de ses pairs, consiste en denrées, animaux et
femmes : « On
enlève le plus de troupeaux possibles et surtout les femmes et les
enfants ». Toutefois, cette indistinction entre l'homme et
l'animal, dont la vie ne tient qu'à l'usage qui peut en être fait,
ne fut pas systématique....
Chafik
Sayari
Notes :
1
Louis Moll, Colonisation et agriculture de l’Algérie,
Tome I, Librairie agricole de la maison rustique, 1845, pp
107-108.
2
Florence Burgat, ''La logique de la légitimation de la violence :
animalité vs humanité'', dans Françoise Héritier, De la
violence II, Odile Jacob, 2005, p 45
3
Grégoire Chamayou, Les chasses à l’homme, La
Fabrique éditions, 2010, p 8
4
Hannah Arendt, cité par Alain Brossat, « Comment s’en
débarrasser ? De ‘’l’homme en bon’’ à ‘’l’homme
jetable », Journal of french and francophone
philosophy, 2010, p 27]
5
Félix Mornand, Revue de Paris, Tome XVIII,
(Paris), 1843, p 35.
6
Observateur de Neustrie, cité par Michel Habart, L'histoire
d'un parjure, Editions de Minuit, 1961 p 97
7
Christian Ingrao, ''Une anthropologie du massacre : le cas des
Einsatzgruppen en Russie'', dans Le massacre, objet
d’histoire,Gallimard,
2005, p 352
8
Pierre Christian, L’Afrique française, l’empire du
Maroc et le désert du Sahara, A. Barbier (Paris), 1845, p
419
9
Lettre du 21 août 1845, Lucien de Montagnac, Lettres
d'un soldat : neuf années de campagne en Afrique,
Paris, Plon, 1885, p 499
10
Lettre du 31 mars 1842 , op.cit,
p 212
11,
Lettre du 31 mars 1842, p 214.
12
Lettre du 31 mars 1842, p 212
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