SUPERFLY. UN FILM DANS LE FILM.
Pièce maîtresse de la foisonnante discographie Curtis Mayfield, Superfly semble être né d'un malentendu. Car ce chef d’œuvre constitue un exemple, sans doute unique, d'une bande originale qui visait à contester certaines interprétations possibles du film...
Réalisé en 1972 par Gordon Park Jr., Superfly narre le dernier gros coup que s'apprête à effectuer un gros dealer new-yorkais. En règle générale, ce fameux ''dernier coup'', archétype scénaristique du genre, s'avère fatal et se conclue, comme dans la tragédie, par la chute du héros.
D'emblée le décor est posé : après une séquence sur la misère d'un quartier new-yorkais, nous sont rapidement présentés le héros et quelques dealers qui ne s'avèrent être que de simples employés au service d'un commissaire de police qui, de façon ironique et quasi-prémonitoire, se nomme Reagan. Interprété par l'acteur Ron O’neal, le personnage de Priest deviendra rapidement iconique au point que Franck Lucas, célèbre parrain qui régna sur Harlem durant les années 1970, adopta le style vestimentaire du héros et gagna rapidement le surnom de Superfly.
Pour son premier film, et emboîtant le pas à son père, célèbre photographe qui réalise Shaft un an plus tôt, Gordon Parks Jr propose à Curtis Mayfield de composer la bande originale du film. A trente ans, le chanteur a déjà une longue carrière derrière lui et peut se targuer d’une discographie déjà conséquente. Entre sa carrière solo et celle menée à la tête du groupe The Impressions qu’il a quitté depuis peu, il compte déjà une dizaine d’albums d'où émergent des titres tels People get ready, hommage à la Marche sur Washington de 1963, Were a Winner, ou encore ‘’This is My Country’’. Dans cette dernière chanson, qui est une sorte de réponse à un chant patriotique du même nom et écrit en 1940, il déclare « I've paid three hundred years or more /Of slave driving, sweat, and welts on my back/ This is my country ».
Cette volonté de conférer à sa musique une dimension politique, se reflétera jusqu’à dans les moindres détails de sa collaboration avec Gordon Parks Jr. En effet, Curtis Mayfield, selon les dires de ses proches, fut quelque peu embarrassé sinon par le point de vue du réalisateur du moins par l'impression qui se dégageait du film. Excité dans un premier temps à l'idée de cette collaboration, l'ex-leader de The Impressions, à la suite d'un premier visionnage, ne peut se départir du sentiment que Superfly pourrait, aux yeux du jeune public, apparaître comme une apologie de la drogue. Toutefois Mayfield accepte de relever le défi et entreprend d'offrir un contrepoint afin de prévenir toute réception malvenue. Ainsi, il déclarera plus tard :
« J'ai
composé la musique et écrit les paroles comme une sorte de
commentaire comme si quelqu’un parlait pendant que le film se
déroulait. […] Il me paraissait important d'aller à l'encontre
des images de façon à empêcher les plus jeunes de n'y voir qu'une
promotion des drogues ».
Mayfield composera ainsi la musique de Superfly et y apparaîtra dans le rôle d’un musicien sur scène. Dans une veine qui se veut ironique, il y interprète le titre Pusherman lors de l’entrée de Priest, mais également le Nothing on me qui suggère une volonté de nuancer le propos d’ensemble.
Mais outre le déchirant Little child runnin wild, cette volonté de subvertir le film de l'intérieur apparaît le plus clairement dans le titre Freddie is dead que Mayfield choisit pour être le premier single de l’album. Ce choix n’est pas anodin. Alors que Superfly est tout entier dédié à la quête de Priest, Mayfield opère un décentrement et se fait interrogateur à l’endroit du personnage principal. Curtis Mayfield semble avoir voulu contester la glorification du héros. Pour Mayfield, l’événement le plus important du film est ailleurs. Il s’agit de la mort de Freddie dont le traitement superficiel est symptomatique et du même coup révélateur. Ce n’est donc peut-être pas seulement à l’auditeur, mais également au réalisateur, que s’adressent le constat selon lequel « Everybody's misused him /Ripped him up and abused him ».
Pour cause, Freddie n’est qu’un simple soldat aux ordres de Priest, rétif à la violence, amoureux fou de sa femme, et mort pour avoir « vendu de la dope pour l’homme blanc ». A travers cette sorte d’oraison funèbre, Mayfield liquéfie le charisme du caïd et rend dérisoire et funeste le glamour qui entoure le personnage de Priest. Celui-ci, malgré ses qualités, son charisme et le succès qui couronne son dernier coup, n’est plus que l’auxiliaire d’une plantation moderne.
Selon son propre fils, à travers ses deux personnages, Curtis Mayfield ne faisant que traduire son propre vécu :
« Il n’écrivait pas seulement sur Priest et Freddie; il n’écrivait pas seulement sur les junkies et les dealers; il écrivait sur lui-même et son enfance. Il écrivait sur les choses qu’il avait vues grandir dans le White Eagle, les choses qu’il avait vécues en vivant dans l’une des villes les plus isolées du Nord et en voyageant à travers le Sud pendant les heures les plus sombres de Jim Crow »
Pour autant si le film souffre d'une mise en scène poussif, certains critiques y ont décelé la volonté de souligner la faiblesse et l’impuissance des mouvements noirs qui ont eu pour contrecoup de laisser une place toujours plus envahissante à la drogue. C’est peut-être cette résignation que Mayfield souhaitait combattre en se situant entre le spectacle et le spectateur. D’une certaine manière, il théâtralise le film, au sens où ses paroles fonctionnent comme le chant qui émane d’un chœur dans la tragédie antique. Aussi, par cette mise en dissonance, ce n’est pas seulement Superfly dont il est question. Car en fin de compte, les paroles de Mayfield pourraient être la réponse, non pas morale, mais politique à une partie des films issus de la Blaxploitation.
Chafik Sayari
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