Dupont La Joie, la prochaine fois le feu...

  
 
    En parcourant quelques-uns des films français qui ont prétendu prendre pour objet la question du racisme, on note que l'on navigue le plus souvent entre le paternalisme le plus répugnant, la (dé)monstration visqueuse des bons sentiments et le racisme le plus décomplexé.1 Nombre de ses œuvres, qui ont pu être saluées à leur sortie en raison de leur supposée audace, portent un discours idéologique des plus problématiques. Outre la définition qu'elle donnent du racisme, elles se distinguent, avant tout, par la volonté de préserver les institutions étatiques de toute critique. Ce tabou n'est pas le seul fait du cinéma français si l'on songe par exemple au cas du western dit pro-indien dans lequel, après les massacres et les spoliations, le problème du racisme trouve sa résolution par le dévouement sans limites de la figure du justicier au visage pâle. Ainsi, le racisme devient le prétexte providentiel par lequel une bonne conscience fait parler à sa guise des « corps victimaires » afin de préserver intactes les fondements irrécusables de la société. Le racisme se trouve alors réduit à une passion qui affecte une minorité qu'il conviendra de guérir d'un mal passager. Dans le discours du western dit pro-indien, la conquête de l'Ouest et son amoncellement de cadavres figure comme un épisode où les conquérants et les conquis, les massacreurs et les massacrés, les usurpateurs et les spoliés partagent des torts communs. Pour le dire autrement : on ne sait pas qui a commencé, ce n'est pas le sujet, tout le monde doit retrouver la raison... Le justicier au visage pâle, sorte de cache-sexe du racisme d'état ou figure qui incarne ces institutions, aura donc pour tâche de convaincre les siens de l'inanité de leur passion et ramener à la raison le camp d'en face au nom du sacro-saint vivre ensemble. En certains points, c'est une logique similaire qui est à l’œuvre dans le cinéma français : le racisme n'est qu'une mauvaise passion qu'il est possible de combattre au nom et par le dévouement à la Loi. Et cela à condition bien évidemment que la prétendue victime soit présentable: pour cela elle doit se néantiser dans le champ de l'universel et faire siennes les valeurs cardinales et le langage qu'aura préalablement défini notre justicier...

    Toutefois, il existe quelques rares exceptions qui contreviennent à cette logique. Nous pouvons citer l'exemple de Dupont Lajoie d'Yves Boisset qui, malgré certaines limites, apparaît d'autant plus intéressant qu'il fut accusé par la commission de censure de l'époque de promouvoir un « racisme anti-français »... Sorti en salle en 1975, le film met en scène le cafetier Georges Lajoie qui, lors de ses vacances dans un camping dans le sud de la France, va se rendre coupable du viol puis du meurtre de la fille de son ami. Lajoie, qui partage avec ses compagnons une haine des « bicots », va convaincre sans mal le père de la victime et ses amis que le meurtrier est un arabe qui vit dans les baraquements qui se trouvent à proximité du camping. S'ensuit alors une chasse à l'homme qui fera un mort chez ces derniers. 



 
Du tournage à la réception...

    
     Le tournage de Dupont Lajoie aura lieu dans un contexte qui confirmera le propos et la genèse du film. Il débutera quelques mois après la vague de meurtres racistes de l'année 1973 à Marseille qui fera une dizaine de morts et n'aboutira à aucune condamnation.2 Le lieu du tournage, en l’occurrence Fréjus, n'est donc aucunement dû au hasard. Dans cette ville, où Boisset s'est rabattu après le refus de la municipalité de Toulon de lui délivrer une autorisation, sévissent alors les nostalgiques de l’Algérie française. Aussi les difficultés seront nombreuses puisque outre les intimidations quotidiennes dont sont l'objet les membres de l'équipe de tournage par des quidams ou des membres du groupe Charles Martel , le lieu de tournage est visé par des cocktails Molotov. Ce climat délétère connaîtra son point culminant avec la tentative d’assassinat de l'un des comédiens. Après l'agression de Mohamed Zinet quelques jours plus tôt, un soir, à la sortie d'un bar, Abderhamane Ben Kloua se voit interpellé par deux individus qui l’invectivent et dont l'un lui décharge dans le ventre son 7.65 au cri de « Mort aux Arabes ». Si Ben Kloua s'en tire, la police, qui identifie et interpelle les agresseurs, le dissuade de porter plainte en lui faisant entendre que s'il venait à poursuivre ses agresseurs il risquerait d'y passer pour de bon. 

     Une fois le tournage terminé, Yves Boisset doit affronter la commission de censure. Il s'agissait d'un passage obligé pour un réalisateur qui avait dû précédemment défendre quelques-unes de ses œuvres comme l'Attentat, R.A.S ou Un Condé que le ministre de l'intérieur, Raymond Marcellin, tenta d'interdire en 1970. En visionnant Dupont Lajoie, la commission parlera, comme le rapporte Yves Boisset, d'un film imprégné d'un « racisme anti-français ». Mais si Boisset, en recourant à quelques subterfuges, réussit finalement à tromper la vigilance de la commission, il ne peut rien face aux réactions que suscitera la sortie du film dans les salles. De violentes altercations, comme ce fut le cas pour R.A.S, ont lieu lors des premières projections, ce qui conduit plusieurs salles à déprogrammer le film. Le directeur du Pathé de Clichy retire le film de l'affiche au motif qu'il attire beaucoup trop d'Arabes, ce qui aurait pour effet de porter atteinte au prestige des lieux. Et pour rendre hommage au civisme d'une part de sa population et préserver sa réputation en dehors de ses frontières, l’État intervient directement puisque le ministère des affaires étrangères interdit à Boisset de présenter son film au festival de Cannes mais également à l'étranger.3







La question du racisme d'état

« Un film contre le peuple et antisocial […]
où est la gentillesse du peuple des films de Prévert, Grémillon et René Clair ?
 La manière, chez Yves Boisset, de traiter le grave problème
du racisme est simpliste et puérile. » 4

   
   La critique la plus fréquemment adressée au film porte sur l'image que Boisset donne du peuple français, puisque le personnage de Dupont Lajoie serait l'incarnation du français moyen au point que le titre de cette œuvre soit passé dans le langage commun. Cet argument pourrait être recevable si l'on songe à l'imagerie du beauf qu'a consacré le discours de l'antiracisme officiel pour ne donner du racisme qu'une acception morale et le réduire à une passion. Or le propos de Boisset ne se réduit pas à cela. Oui le racisme est répandu au sein des classes populaires. Et en cela, le film de Boisset contraste avec le discours dominant du cinéma hexagonal de cette époque sur le bon peuple français. Un peuple paré de toutes les vertus à condition qu'il ne soit porteur d'aucun velléité politique et qu'il accepte la place qui doit être la sienne. Boisset avouera ainsi que c'est dans le but de subvertir les codes de la « comédie franchouillarde », porteuse d'une image du peuple à peine plus valorisante que celle qui est à l'œuvre dans Dupont Lajoie, qu'il porta son choix sur l'un de des acteurs phares du genre : Jean Carmet. Ce dernier, par peur d'écorner son image, manifestera quelques réticences à interpréter un personnage aussi méprisable. Pourtant, ce film aura des conséquences sur sa carrière car, selon Boisset, Carmet deviendra par la suite l'un des salauds les plus recherchés dans le cinéma français. Si donc le peuple (et que signifie ce terme pour les détracteurs de Boisset ?) n'est pas épargné, le procès que Boisset instruit est également celui d'un racisme qui puise sa légitimité dans des institutions tels que la police, la justice et le milieu politique. Car s'il est si facile de tuer un Arabe, c'est que cet acte rencontre une forme de silence complice. Et c'est que s'emploie à montrer Boisset qui s'inspire ici de la vague de ratonnades qui a eu lieu à Marseille quelques mois plus tôt...

     Il faut attendre la scène du lynchage et du meurtre de l'Arabe pour que ce idée soit véritablement exposée. C'est par les réactions hostiles que suscite la volonté de l'inspecteur Boulard de faire toute la lumière sur les deux affaires, et les obstacles qui baliseront son enquête, que sont décrites les affinités entre les « passions populaires » et la « raison d'état ». D'emblée, le frère et les amis du défunt expriment leur scepticisme sur la résolution du crime. Et l'inspecteur Boulard, sûr de son fait et faisant de cette enquête une affaire d'honneur, va de déconvenues en désillusions. Le maire de la commune ainsi que le président du conseil régional, qui sont présents lors de l'autopsie, lui font comprendre qu'il ne peut qualifier ce meurtre de raciste sous peine de provoquer des émeutes et faire une mauvaise publicité à une une région qui vit du tourisme. Devant l'hostilité des deux hommes politiques et du gendarme qui récuse avec mépris le motif raciste, l'inspecteur déclare :

« Parce que j'oubliais, le lynchage, c'est bon pour les Américains,
 avec les Noirs... Mais un lynchage en France, ça n'existe pas, 
n'est-ce pas ? […] C'est sacré l’ordre public !»

     C'est donc tout l'appareil d'état qui est ici pointé du doigt, et notamment ses deux bras vengeurs que sont la justice et la police. Et à fortiori, lorsque l'inspecteur finit par signer un document qui lui ai remis par un homme envoyé à la hâte par le ministre de l'intérieur, et qui stipule qu'il doit se désengager immédiatement de l’enquête. En échange d'une promotion, l'inspecteur décide d'abandonner son enquête. L'affaire est ainsi classée. Chez Boisset, il n'y a pas de héros. Juste des individus écrasés par l'implacable monstre froid qu'est l’État. Nulle bonne conscience ne viendra ici sauver quoi que ce soit et pas même celui qui déclarait plus tôt :

« on a beau être habitué, on sous-estime la saloperie des hommes. 
Si l'intelligence a des limites, la connerie n'en a pas. 
D'habitude, ce genre d'affaires : ratonnades, crimes racistes, on étouffe, on écrase, on enterre le scandale avec la victime mais pas cette fois ! »



Le spectre de l'Algérie


    L'autre question qu'aborde le film et qui est inséparable du racisme d'état concerne la guerre d'Algérie. Ce sujet, en raison de la censure et d'une volonté d'en refouler l'histoire, sera rarement traité dans le cinéma français des années 60-70. Pourtant deux ans avant Dupont Lajoie, c'est le même Boisset qui abordait dans le film R.A.S, les méthodes de l'armée française en Algérie et notamment la question de la torture. Comme prévu, il sera confronté à des pressions provenant tout aussi bien des producteurs, de la commission de censure, qui lui reproche les scènes de tortures, de l'armée que de certains partis politiques. Lors de la diffusion- débat de R.A.S à Ivry, par une ironie du sort, « des provocateurs d’extrême droite lancent des grenades offensives... qui blessent des anciens d’Algérie venus accuser le film d’être mensonger ».5

    Or l'Algérie est toujours présente dans Dupont Lajoie. Plusieurs personnages nous ramènent à cette histoire. Les travailleurs algériens bien sûr, mais également le responsable du camping, un pied noir paternaliste ainsi que l'ex-militaire qui encouragera les amis de Dupont Lajoie et le père de la victime au lynchage. Ce dernier, revit littéralement « l'expérience algérienne » qui lui permet de bénéficier d'un ascendant sur ses compagnons. Il les encourage à le suivre pour s'occuper des « fellouzes », donne des ordres et lance, avant le passage à l'acte :« Allez les gars, comme en Algérie ». Le personnage du pied noir, qui a tenté de s'interposer en vain, exprime son impuissance en indiquant à l'un de ses camarades : « S'ils commencent à ratonner, on pourra rien faire. J'ai connu ça en Algérie ».
   


La prochaine fois le feu !





    Quel dénouement ? En réalité, Boisset avait tourné deux fins. La première permettait au personnage de Dupont Lajoie de s'en sortir indemne, alors que la seconde se terminait pas sa mise à mort. Ce final sera d'ailleurs l'objet d'un âpre débat comme le rapporte le réalisateur : « Pour les uns, Lajoie méritait la mort. Pour les autres, où irait-on si on laissait les Arabes descendre les gens dans les bistrots ? C'était précisément le but recherché : provoquer un débat public, voire même une polémique ».6 Puisque il n'eut pas de justice, c'est le personnage de Saïd, le frère de la victime, qui se vengera. Il retrouve le café de Georges Lajoie sur Paris, y pénètre, et lui adresse une dernière phrase avant de l’exécuter : « Tu te souviens de mon frère ? ».


Chafik Sayari



1 On peut prendre l'exemple ici de deux films qui, à trente ans de distance et sous couvert d'"antiracisme", donnent à voir un racisme décomplexé : L’union sacrée d'Alexandre Arcady (1989) et Qu'est-ce qu'on a fait au Bon Dieu ? (2014)


2 Marseille - Des « ratonnades » de 1973 à la Marche pour l'égalité et contre le racisme https://www.youtube.com/watch?v=aJ7No-DnCT0
3 cf. Loredana Latil, "Une étape dans l'engagement antiraciste : le cinéma français des années 1970", Cahiers de la Méditerranée, 2000, Volume 1, pp 305-317

4 Roger Régent, La Revue des deux Mondes, 1976


6 Yves Boisset, La vie est un choix, 2011




Lien du film complet : https://www.youtube.com/watch?v=o20UlMYAjIA


  









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