Mark Twain, La Tragédie de David Wilson le Parfait Nigaud
La Tragédie de Pudd'nhead Wilson de Mark Twain constitue-t-elle la première œuvre littéraire à traiter du phénomène du passing, pratique consistant pour un un noir à se faire passer pour blanc et être pris pour tel par le groupe majoritaire ? Ce thème a nourri de nombreuses œuvres dans la littérature américaine et nous pourrions ainsi citer les exemples de Clair-obscur de Nella Larsen, Autobiographie d'un ex-homme de couleur de James Weldon Johnson, Trick Baby d'Iceberg Slim, dont l’originalité réside dans le fait que le personnage principal refuse de jouir des avantages de cette méprise, ou encore, plus récemment, La tâche de Philip Roth.
Quoi qu'il en soit, le roman de Twain, publié en 1894, offre l'exemple d'un passage bien particulier puisque le personnage ignorera longtemps sa véritable origine avant qu'elle ne lui soit brutalement révélé à l'âge adulte. Une mère noire et au teint claire, afin d'éviter l'enfer d'une vie d'esclave à son fils, substitue deux enfants quelques temps après leur naissance, le sien et celui de son maître dont elle à la charge. Elle élèvera ce dernier, qui connaîtra une vie d'esclave, avec un relatif désintérêt et permettra à sa véritable progéniture d'échapper à son destin et de devenir ainsi son maître. A ce stade du récit, parmi les hypothèses possibles que peut échafauder le lecteur, il est celle, triviale, qui suppose que Mark Twain a voulu montrer en quoi l'environnement et la position sociale conditionne le devenir des individus. En somme, que la société esclavagiste modèle tout aussi bien l'esclave que le maître à qui elle impose des manière d'être et de faire.
Le roman de Twain relève donc d'un passing particulier en ce qu'il se fait à l'insu de l'individu. Ainsi, ignorant tout de son histoire, le dénommé Tom Driscoll n'est traversé par aucune crainte de trahir le secret. Il n'a pas à réfléchir à ses actes, ses gestes et ses paroles en craignant l'impair qui pourrait le démasquer. Contrairement à d'autres passeurs, il n'est aucunement tourmenté puisqu’il se conçoit naturellement comme blanc. Du moins tant que le secret ne lui sera pas révélé, ce qui sera chose faite, lorsque sa mère, qui a fini par n'en plus pouvoir des brimades, de la cruauté et de l'attitude cruelle de sa progéniture qu'elle se met à détester lui annonce la nouvelle :
« -Parfaitement. Et c'est pas tout. T'es un négro, un négro. Et c'est comme ça que t'es né, un négro et un esclave! Et à cet instant même t'es rien d'autre qu'un négro et un esclave. Et si j'ouvre la bouche, le maître Driscoll te vendra dans les champs de coton avant que tu n'aies deux jours de plus que maintenant » 1
Et le monde de Tom Driscoll s'effondre alors. Il prend conscience de l'imposture et se découvre étranger à lui-même, comme dessaisi de son être,des repères et des relations qui le définissaient jusqu'à lors. Lui, à qui paraissait si naturelle -c'est à dire indiscutable- le partage du monde entre noirs et blancs, se questionne dès lors sur ce qui jusqu'à lors avait fait office d'une évidence.
« Pourquoi a-t-il fallu donc créer et des nègres et des Blancs ? Quel crime à donc commis le premier nègre, avant d'être crée, pour que la naissance lui soit infligée comme une malédiction ? Et d'où vient cette abominable différence entre Blanc et Noir ? ...Comme le destin me paraît terrible , ce matin ! Et pourtant, jusqu’ hier soir, cette idée ne m'était jamais venue à l'esprit » 2
Toutefois, la découverte et le questionnement ontologique sur la condition du noir, déjà condamné à sa naissance comme par une malédiction, l’accompagnent pour s'estomper progressivement. Mais ils ne disparaissent pas pour autant puisque dans la crainte d'être démasqué, le supposé Tom Driscoll devient la victime d'un corps qui semble lui rappeler ce qu'il est :
« s'il rencontrait un ami, il découvrait qu'une sienne habitude de toujours s'était mystérieusement envolée : son bras pendait, inerte, contre son corps, au lieu de se tendre machinalement pour une poignée de main . C'était le nègre en lui qui exprimait son humilité, et il rougissait, confus. Le nègre en lui s'étonnait quand l'ami blanc avançait une main pour serrer la sienne. Il s'aperçut que le nègre en lui cédait volontairement le passage dans la rue à n'importe quel Blanc, flâneur ou voyou. » 3
« Il avait la terreur des repas;le nègre en lui avait honte de s'asseoir à une table de Blancs, et il tremblait tout le temps d'être découvert. Une fois comme le juge Driscoll lui disait : « Mais enfin, qu'est-ce que tu as ? Tu as l'air aussi craintif qu'un nègre ! », il éprouva ce que l’assassin encore en liberté est supposé éprouver lorsque son accusateur lui lance : « C'est toi, le coupable ! »4
Cette nouvelle attitude s'étend à sa relation avec une femme blanche qu'il évite désormais ou encore sa manière de marcher et de scruter les attitudes et regards de ceux qui pourraient avoir deviné son terrible secret.
Cependant, ce qui ressort de ce roman est que ''Tom Driscoll'' est peut-être le personnage le plus négatif de l’œuvre de Mark Twain. Plus que tout autre, il éprouve du dégoût à l'égard des noirs. Nous pourrions après tout supposer que cela n'a rien d'anormal puisque ce personnage incarne le maître et que Twain montre que l'environnement et les codes qui sont afférents à un statut forment, enferment et définissent un individu ? L'explication pourrait tenir si l'on ignore quelques autres œuvres de Mark Twain dont les plus célèbres, à savoir Les aventures de Tom Sawyer ou les Les aventures d'Huckelberry Finn. En considérant ces deux dernières œuvres, on constate que Tom Driscoll est la seule figure « négative » du propriétaire d'esclaves. Il est fourbe, cruel, capricieux, égoïste, assassin et ne semble posséder une conscience et une humanité qu'au moment même, et pour un court instant, où il se découvre noir. Portant tous les vices possibles, il ne peut ressentir aucune émotion à l'égard d'une mère qui lui a permis d' éviter une vie d'esclave lorsqu'elle lui dévoilera le secret. Pour la remercier de la chose, et afin d'éponger ses dettes, il la vendra à un planteur de coton, chose qu'elle craignait par dessus-tout et qui constituait à ses yeux, l'enfer sur terre.
Seul maître inhumain, il diffère en cela de son père et oncle supposés mais également de la figure des autres maîtres que l'on retrouve dans les deux autres romans de Twain. Ainsi, le ''mal absolu'' de l'esclavagisme est noir. Car partout ailleurs dans l’œuvre de Twain, nous ne rencontrerons que des propriétaires d'esclaves ''justes''. Tous sont ''humains'' avec leurs esclaves et dans Les aventures d' Huckelberry Finn, Jim finit même, au terme d'une évasion, par apprendre qu'il a été affranchi par sa propriétaire.
L'enfer esclavagiste chez Twain, et afin de mettre de la distance avec ce qu'il a pu vivre et voir lui-même, est le sud et ses plantations de coton. Pourtant quand Tom Driscoll y vend sa mère, elle y trouve un maître ''humain'' et ne doit ses souffrances qu'au contremaître et l'épouse du propriétaire. Ainsi, la barbarie de l'esclavage n'est jamais montré et les maîtres, quand ils sont contraints de prendre des décisions sévères, le font en raison de l'attitude des esclaves. Seul Tom Driscoll, dans l’œuvre de Twain, ce noir devenu blanc d'apparence, porte en lui les tares qui sont ordinairement attribuées au maître esclavagiste.
Quel était l’intérêt de Mark Twain en nous dépeignant ce genre d'individu ? Porter un discours anti-essentialiste en montrant que la couleur ne vaut rien dans cette histoire et tout est question de statut ? Mais dans ce cas comment expliquer l'attitude des autres figures de propriétaires ? Le but de Twain est-il d'alléger le poids de la culpabilité blanche et montrer que le pouvoir donnée à ce genre de personne, en l’occurrence un noir, serait encore pire ?
Dans le monde Twainien, le problème pour la communauté semble notamment venir des individus de l'entre-deux. Car quel est l'autre figure repoussante qui pourrait rivaliser, sur le plan de l'ignominie, avec celle de Tom Driscoll ? Celle de Joe l'Indien, qui assassine également un blanc et qui se trouve être un métis et désigné comme tel à plusieurs reprises dans le roman. C'est son impureté même qui explique en partie son ressentiment et ses actes.
Mais heureusement, dans toutes ces œuvres, tout se termine pour le mieux et chacun retrouve sa place. Cependant que Joe l'Indien finit emmuré dans une grotte pour la plus grande joie de la population, l'imposteur Tom Driscoll, reconnu coupable d’assassinat et dont le secret finit par être dévoilé en plein procès, est condamné par un tribunal à être vendu, à l'âge de vingt-trois ans, comme esclave dans une plantation de coton. Dans les deux cas, le châtiment se produit dans des communautés harmonieuses, pacifistes et dont la tranquillité et l'ordre n'ont été perturbés que par les agissements deux individus à l'identité trouble. Ce n'est pas la communauté qui à été cause de leur perte mais bien leur attitude...
Chafik Sayari
1 Mark Twain, Oeuvres, La Pléiade, La Tragédie de David Wilson le Parfait Nigaud, p 1299
2 Ibid 1303
3 Ibid 1304
4 Ibid. 1304-1305
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