Un drapeau, un flingue, un ennemi.
En juin 1950, de la prison où il purge sa peine, le futur Malcolm X adresse une lettre au président Harry Truman qui vient tout juste d'engager le pays en Corée dans le premier conflit de la guerre froide. Il y écrit notamment : « J'ai toujours été communiste […] lors de la dernière guerre, j'ai essayé de m'engager dans l'armée japonaise, et maintenant on ne m’appellera ni ne m’incorpora dans l'armée américaine »1. Cette provocation, au moment même où le maccarthysme apparaît, fut suffisamment prise au sérieux pour que le FBI se décide à ouvrir un dossier sur cet illustre inconnu qui répond au nom de Malcolm Little. Cette prise de position mêlant le rejet de l’impérialisme et une désidentification avec l’Amérique blanche, contient certains éléments qui alimenteront des textes de rap aux alentours des années 1990. Ces textes ont pour particularité de nourrir une opposition aux guerres impérialistes en même qu'une distance à l'égard du pacifisme. Ainsi, ils ne sauraient s'apparenter à la célèbre chanson de Boris Vian, Le déserteur, qui se conclue ainsi : « Si vous me poursuivez, Prévenez vos gendarmes, Que je n'aurai pas d'armes, Et qu'ils pourront tirer ». Dans les cas des textes dont il sera question ici, le déserteur est le plus souvent armé et a pour cible l'Oncle Sam...
« They could not understand that I'm a black man / and I could never be a veteran » Public Enemy.
Déflagration sonore issue de ce qui est considéré comme l'un des plus grands albums de rap de l'histoire, ''Black Steel in the hour of chaos'', est l'un des premiers morceaux de rap à aborder la question carcérale. Toutefois, il se distingue du ton introspectif de ses successeurs et envisage le système carcéral comme la métaphore de la condition noire. Dans cette chanson, Chuck D reçoit une lettre du gouvernement lui apprenant son ordre d'incorporation. Outre le fait d'anticiper l'invasion de l'Irak deux ans plus tard, l'ironie veut que Chuck D se trouve dans une prison qui est assimilée à une plantation. Cette comparaison prend d'autant plus de sens que le texte est produit sous la présidence de Reagan lors de laquelle la contestation noire est étouffée sous la botte triomphale de l'Amérique blanche. Durant la décennie 80, à la faveur de certaines réformes judiciaires qui visent notamment les minorités, le nombre de prisonniers double et atteint le million. C'est donc des entrailles pestilentielles de ce qu'il nomme l'Anti-Nigger Machine 2 que Chuck proclame en même temps que son refus de combattre sous la bannière étoilée, la nécessité d'une révolte d'esclaves.
''Black steel in of hour chaos'', qui est le texte préféré du leader de Public Enemy, aurait sûrement été approuvé par Georges Jackson lui qui, de sa cellule de Saint-Quentin, apportait, deux décennies plus tôt, son soutien aux résistants vietnamiens. Et c'est de la prison que Chuck D pose une sorte d'axiome : « Je suis un noir. Jamais je ne pourrais être un vétéran ». Ainsi, c'est toute une histoire qui est convoquée : les révoltes d'esclaves du XIXe siècle, le mouvement nationaliste de la fin des années 1960, les vétérans noirs ou encore les martyrs d'Attica.
L'accent est mis sur un paradoxe : s'engager dans les rangs du ''monde libre'' alors qu'on est soi-même enfermé. La chanson n'est aucunement pacifiste puisque Chuck D parle d'un plan d'évasion et du flingue avec lequel il compte régler ses comptes avec une administration pénitentiaire assimilée à une plantation esclavagiste. Si Chuck D finit avec une corde au cou, convoquant ainsi les fantômes de Nat Turner ou Denemark Vesey, ses compagnons, quant à eux, réussissent à prendre la fuite...
Plus tard, Chuck D déclarera qu'à l'âge de sept ans « « j'ai vu mon oncle venir chez ma grand-mère pour récupérer ses papiers de conscription pour le Vietnam. Bien sûr, quand on est enfant, on essaie de voir ce qui se passe. J'ai vu leurs visages s'effondrer. J'ai pensé à toute la politique de conscription – ça m'est resté en tête. Je me suis dit : "Si je dois aller en prison pour ne pas avoir participé à une guerre, alors m'évader est une bonne chose".
''Je veux tuer Sam parce que ce n'est pas mon putain d'oncle''
Les similitudes entre le texte de Chuck D et d'Ice Cube sont nombreuses. Toutefois, ''I Wanna Kill Sam'' sort quelques mois après le déclenchement de ce que l'on a pudiquement appelé « Tempête du désert ». Dans ce texte, il est encore question d'une réponse au gouvernement et d'une promesse faite à l'oncle Sam : " je lui mettrais mon flingue dans sa bouche / Je le shooterais 17 fois pour faire éclater son cerveau" .
Là encore, le poids de l'histoire est présent. Dès l'introduction, on entend la voix d'un homme vanter les mérites de l'institution militaire pour le jeune noir. On apprend ainsi que l'armée est la seule voie qui s'offre à lui :
"The army is the only way out for a young black teenager./We'll provide you with housing./ We'll provide you with education./ We'll provide you with everything you need to survive in life./ We'll help you to be the best soldier in the U. S. of A. " ("l'armée est la seule porte de sortie pour un jeune adolescent noir/ On te donnera un hébergement/ On te donnera une éducation/ On te donnera tout ce dont tu aura besoin pour survivre/ On t'aidera à devenir le meilleur soldat de l'armée US")
Ce discours fait référence sans doute référence au G.I Bill qui est une loi adoptée en 1944 et qui promettait, en échange d'un engagement dans l'armée, divers avantages comme la prise en charge des frais de scolarité ou des prêts à faible taux d’intérêts, une fois la guerre terminée. Toutefois, en ce qui concerne ce dernier point, les autorités feront tout en sorte pour que les vétérans noirs n'investissent pas des lieux majoritairement habités par des blancs.
Le deuxième couplet condense l'histoire de la présence noire puisque Ice Cube fait le récit du viol d'une mère et du rapt d'un enfant commis par un étranger qui est venu taper à leur porte. L'enfant se retrouve dans une fourgonnette remplie d'autres noirs destinés à travailler sous la férule d'un maître blanc, qui a détruit des familles et imposé son Dieu. Comme dans le morceau de Public Enemy, le temps de l'esclavage n'est pas clos. L'Anti-Nigger Machine a pris des formes plus sophistiquées. La figure de l'Ennemi, ce « le fils de pute [qui] avait l'habitude de me supprimer et de l'attacher à une corde jusqu'à ce que mon cou craque » nous dit Ice Cube, ne se trouve pas en Irak mais à « Watts, Oakland, Philly ou Brooklyn » :
" Tu peux brûler ta croix pendant que je brûle ton drapeau/ [...] Alors salope tu peux combattre dans tes propres guerres/ Donc si tu vois un homme en rouge, blanc et bleu/ C'est un homme qui mérite de se la boucler/ Je veux tuer Sam parce que ce n'est pas mon putain d'oncle !"
Bushwick bill : ''The enemy is right here''.
Dans ce troisième morceau, Bushwick Bill reçoit un coup de fil d'une employée de l'armée qui l'informe de son ordre d'incorporation. Immédiatement, il répond en adoptant un ton arrogant avant de s'esclaffer et de livrer le fond de sa pensée. ''Fuck the War'' est issu du quatrième opus des Geto Boys. Sorti en 1991, We Can't Be Stopped est l'album de la consécration, sinon commerciale du moins critique. A elle seule la pochette de l'album suffira à susciter la polémique. On y voit un Bushwick Bill assis sur un lit d’hôpital, l’œil perforé par une balle, escorté aux urgences par ses deux acolytes, Scarface et Willie D. Une photo prise le soir où Bushwick Bill a reçu une balle de la part de sa compagne.3 Mais au-delà de cette pochette, l'album contient son lot de classiques et notamment le génial et définitivement inégalé "Mind Playing Tricks on Me”. Durant cinq minutes de grâce, et après la magistrale entrée en matière de Scarface, Bushwick Bill y mettait en scène sa folie en un couplet qui rendra anecdotiques les tentatives des rappeurs qui, par la suite, tenteront de rendre compte de cet état psychique. Pourtant, derrière l'image de freak qu'il alimenta lui-même, Bushwick Bill n'oubliait pas d'évoquer l'actualité politique par son ''Fuck The War''. Le groupe est d'autant plus concerné par cette guerre que des proches de Bushwick Bill et Willie D y sont engagés.
Comme dans les deux précédents morceaux, la critique se porte principalement sur la prétention de l'Amérique et ses supposées valeurs. Bushwick Bill appréhende la guerre par la situation des africains-américains. En une phrase qui rappelle le slogan arboré par les manifestants noirs dans les années 1960 et prononcé par Muhammad Ali ( ''No Vietnamese ever called me nigger''), Bushwick rappe, en s'adressant à Bush et après lui avoir dit qu'il n'était pas « sa putain de salope » : « The enemy is right here g, them foreigners never dit shit me » ! C'est donc au sein du territoire américain qu'aura lieu la véritable guerre d'émancipation.
« If I die in Iraq, ain't nothin to it gangsta rap made me dot it » Ice Cube, ''Rap gangta made me dot it''.
Ainsi rappaient les ennemis de l'oncle Sam... Le ton adopté ainsi que les références invoquées dans les réponses apportées à la sombre décennie Reagan-Bush ne semble plus être qu'un lointain souvenir. Car s'il existe encore quelques héritiers qui braconnent sur ces terres désormais abandonnées, une telle vision est devenue rare et bien plus difficile à soutenir. On pourrait prétexter les évolutions du rap, mais il faudrait rappeler également l'usage cynique qui en est fait par certaines institutions. En 2005, Chuck D déclarait ainsi que les autorités militaires, avec la complicité de certains magazines rap, avaient jeté leur dévolu sur la culture hip-hop. Si les futures recrues blanches ont pu être dragués par des vidéos agrémentées de musique métal, c'est le rap qui a été choisi pour séduire les noirs et latinos. L'armée exploite ainsi un certain imaginaire en promettant, selon Chuck D, monts et merveilles : "the Army will give out Hummers, platinum teeth, or whatever to those that actually join" .4
Deux ans plus tard, c'est 50 cent et son G-Unit qui se produisaient en Irak pour soutenir des G.I's férus de rap.5 Chose inimaginable quinze ans plus tôt. Pour certains soldats présents à ce concert, le rap est devenu le véhicule par lequel s'exprime une gamme d'émotions contradictoires, allant de l'expression de sa propre souffrance, le dédain envers la hiérarchie, la fascination pour la guerre, un sentiment d'invincibilité et le mépris de l'ennemi. Un ennemi qui a cette fois-ci le visage que l'Amérique aime tant détester.... Le nihilisme au service de ce même oncle Sam qu' Ice Cube se promettait de buter et qu'il autopsiait dans Death Certificate.
Chafik Sayari
Notes :
1. Manning Marable, Malcom X, Une vie de réinventions, Editions Syllepse, 2014, p 151.
2. ''The police system, the government, the law is an anti-nigger machine. We as a people have to be able to control our own education, economics and enforcement. As long as the police have to come in our neighborhoods to protect and serve…[they’ll] treat us like niggers and they’re an anti-nigger machine » Chuck D
3. cf. la chanson Every so clear qui revient sur cet épisode. https://www.youtube.com/watch?v=KLnbQZnBeCw
4. http://www.progressive.org/mag_chuckd
5. https://www.youtube.com/watch?v=F337_rZZC_U
Commentaires
Enregistrer un commentaire