Esther Phillips : Cris et chuchotements.

 

Un soir de mars 1982 au Fat Tuesday's de New York «   Madame Phillips a pris le micro et a commencé à chanter. Sa voix granuleuse possédait encore la richesse et l'émotion qui caractérisaient ses premiers enregistrements du début des années 1950 sous le nom de Little Esther. Peu lui importait que le club ait été vide jusqu'à tard dans la soirée » .1



    Cette voix qui offrait quelques-uns de ses derniers échos dans un club de jazz dépeuplé fut celle d' Esther Phillips. Née en décembre 1935 à Galveston, localité texane où virent également le jour Jack Johnson et Barry White, son enfance fut bercée par la voix de Dinah Washington et des premiers pas dans l'église pentecôtiste du coin. C'est en ce lieu que son talent devait progressivement s'imposer aux siens et pousser sa sœur à l'inscrire en 1949 à un concours qui se tenait dans un club de jazz de Los Angeles. Emmitouflée dans des vêtements qui devaient cacher son trop jeune âge et lui permettre d'accéder au lieu, elle triompha : « J'ai remporté le prix de dix dollars. Ma sœur m'a donné un dollar et m'a demandé de rentrer à la maison ». Mais c'est davantage qu'un concours ou un billet que la jeune prodige de treize ans remporta ce soir-là. En reprenant le Baby Get Soul dont Dinah Washington avait enregistré quelques-mois plus tôt la première version, elle captiva le propriétaire des lieux, un certain Johnny Otis. N'ayant pu la rencontrer après sa prestation, Otis Clay, après avoir écumé les salles de spectacles de la ville, obtiendra l'adresse de son domicile pour convaincre sa famille de prendre en charge la carrière de la jeune Esther Mae Jones. 

 

Little Esther.

Johnny Otis n'était pas seulement le propriétaire du Barrelhouse où la future Esther Phillips connut sa première véritable scène. Chef d'orchestre, compositeur et producteur, il était également l'un des rares musiciens blancs à bénéficier du respect de ses pairs noirs, partageant la scène avec Charlie Parker, Lester Young ou Art Tatum. Fort de cette expérience et des qualités de celle qui devait prendre le nom de Little Esther, le succès fut immédiat. Dès 1950, Esther Phillips enregistra une série de titres dont le hit Double Crossing Blues. Pour un coup d'essai, ce fut un coup de maître. Enregistré, selon ses dires, en vingt minutes, le titre se vendit à plus d'un million d’exemplaires et accéda à la première place des charts R&B. Ses performances devaient jusqu'à aller susciter le doute, chez les auditeurs et les membres de la profession, quant à son âge réel. Seule ou en compagnie de Mel Walker, Little Esther multiplie alors les hits tels Mistrustin Blues ou Cupid's Boogie, qui lui permettent d'être élu artiste blues de l'année 1950 à l'âge de quatorze ans seulement. 

 


Pourtant les promesses que laissaient présager ses premiers succès ne tarderaient pas à être contrariées. Revenant vingt ans plus tard sur cette période de sa vie, Esther Phillips ne cachait pas regrets et amertume : « Quand les gens me regardaient, certains voyaient un enfant et d'autres une chanteuse ou bien un paquet d'argent. Je n'ai pas profité de mon adolescence alors qu'il s'agit d'un âge si importante »2 Pour cause, cet âge fut marqué d'une fêlure qui l'accompagna pendant près de deux décennies. Durant les interminables tournées à travers le pays, et afin de calmer ses angoisses et répondre aux attentes et au rythme effréné que lui impose sa jeune condition d'artiste, Little Esther commença à vouloir s'oublier. A 19 ans, elle décide alors de se retirer du métier, accroc à l’héroïne, lassée d'être devenu une proie, une bête de foire ou de composer avec les lois de la ségrégation. S'ensuivront alors dix années de silence lors desquelles elle se retire dans son Texas natal, multipliant les boulots dans les boites de nuits et les séjours dans des centres de désintoxication.

 

Release Me.

Ce n'est qu'au début des années 1960 qu'elle devait revenir au monde de la musique. Alors que son entrée dans le métier s'était faite à la suite de sa première scène, son retour s'effectuerait par le biais d'une performance dans un obscur night-club houstonnien où s'était perdu le chanteur Kenny Roger. Frappé par une voix quelque peu oubliée, il lui offrit l'opportunité de signer sous le label Lennox. Little Esther, l'ancien prodige, avait disparue. Elle devait laisser place à une Esther Phillips qui fit son retour avec le si allusif Release Me. Certaines modes étaient passées et certaines révolutions, que se soit dans le domaine de la soul ou du jazz, se préparaient. Pourtant, en 1965, Esther Phillips devait véritablement réussir son retour en avec l'album And I Love Him, qui contenait Out of blue mais également diverses reprises comme le classique de la bossa nova (The Girl From Ipanema) ou une chanson des Beatles (And I Love Him). Mais s'il ne fallait extraire qu'un un seul titre, ce serait le sublime If You Love Me, Really Love Me, reprise de L'Hymne à l'amour d’Édith Piaf. Reprise par des dizaines d'artistes et en de nombreuses langues, la chanson avait trouvée sa meilleure interprète. Hélas, dès 1966, ses vieux démons, ceux-là mêmes qui ont eu raison de Dinah Washington quelques mois plus tôt, la rattrapent et la contraignent à quitter la scène durant trois ans.




From a Whisper to a Scream.

Quelle attente pouvait donc susciter l’énième retour d'une chanteuse que certains critiques avaient fini par regarder comme une simple épigone de Dinah Washington ? Cette comparaison, qui l'avait poursuivi dès ses premiers succès, devait momentanément s'effacer au début des années 1970. En l'espace de trois albums (From a Whisper To a Scream, Alone Again, Naturally et Black-Eyed Blues), Esther Phillips rattrapa le temps perdu. Forte du soutien du producteur Creed Taylor, fondateur du légendaire Impulse3, elle déclarera avoir enfin trouvé un espace de liberté. A travers les œuvres qui devaient naître durant cette période, elle commença à explorer les divers aspects de sa propre existence. Ce fut notamment le cas lorsqu'elle reprit le Home Is Where Hatred is de Gil Scott-Heron. Pourtant, il fallut toute l'insistance de Creed Taylor pour qu'elle ne finisse par céder devant une œuvre qui ravivait si intensément l'épisode le plus douloureux de son existence. C'est donc à reculons qu'elle reprit des mots qui abordaient les causes et les effets de la drogue, que ce soit la solitude, la destruction du foyer ou un monde privé de sens. Comme le note Mark Anthony Neal, par son interprétation, Esther Phillips transcenda le message anti-drogue de Gil Scott-Heron en un douloureux récit autobiographique 4:


« Mon foyer se trouve dans mes rêves de poudre blanche
Mon foyer était autrefois un vide creux, il est maintenant plein de mes cris silencieux
Mon foyer se trouve là où les marques d'aiguille
tentent de guérir mon cœur brisé »




Cette chanson fut sans conteste, avec Baby I'm for Real ou Scarred Knees, l'un des moments forts de From a Whisper to a Scream et dont le titre constituait, selon la poétesse féministe Sherley Anne Williams, une métaphore de l'histoire noire. Celle d'une libération progressive de la parole d'un peuple. Il fut en tout cas celui de la consécration. Ainsi, lors de la cérémonie des Grammy Awards de 1971, Aretha Franklin, gênée d'avoir été récompensée à la place d'Esther Phillips, lui rendit le plus beau des hommages en lui remettant son propre trophée. 

 


 


Do Right Woman, Do Right Man.

Revenant sur sa rencontre avec l'oeuvre d'Esther Phillips, et notamment de l'album Whisper to a Scream, Sherley Anne Williams écrira que la «  voix d'Esther m'apparut pareille à une blessure ouverte qui témoignait de l'enfer dont elle avait échappé ».5 Pourtant, cette voix fut plus que cela. Derrière les mots qui disaient les amours déçus ou impossibles, Esther Phillips fut, à l'instar d'Aretha Franklin, de celles qui restituèrent l'expérience partagée par nombre de femmes noires en butte au racisme et au patriarcat. Nombreuses sont les oeuvres qui devaient témoigner de ce souci, telles Do Right Woman, Do Right Man ou Georgia Rose par lequel Esther Phillips apelle la femme noire à être fière de son sexe et de sa négritude.


Don't Put No Headstone On My Grave" !




La suite sera jalonnée par des réussites artistiques, des succès commerciaux et des titres dispensables lorsque le cancer du disco déferla sur la scène musicale. Mais qui aurait eu l'impudence de lui reprocher ses dernières oeuvres, alors qu'elle avait léguée à la posterité, durant la même décennies, Alone, Again, Naturally en 1972 et Black-Eyed Blues un an plus tard. Avec ses trois chefs-d’œuvre, Esther Phillips pouvait s'en aller en paix, ce qu'elle fera trop tôt. Le 7 août 1984, quelques jours après son amie Big Mama Thornton, elle quitte définitvement la scène. Par une irone du sort, c'est Johnny Otis, désormais pasteur, qui dirigea les cérémonies funéraires des deux chanteuses dont il contribua à lancer la carrière. Il se contenta de respecter les dernières volontés qu'il avait receuilli sur son lit de mort. Celle qui chantait Don't Put No Headstone On My Grave lui confia alors : « je ne veux ni pleurs ni éloges. Je souhaite seulement être entouré par mes amis. Qu'ils chantent et fassent la fête !».6


Chafik Sayari


1. Robert Palmer, « Esther Phillips: Blues, jazz and soul», The New York Times, 19 mars 1982. 

2 Esther Phillips, « A coast to coast comeback », Ebony, octobre 1972, p 177.

3 Soit le label de John Coltrane, Art Blakey, Charles Mingus, Sonny Rollins, Pharoah Sanders, Archie Shepp et bien d'autres encore.

4 Mark Anthony Neal, What the Music Said: Black Popular Music and Black Public Culture, 1999, p 76.

5 Sherley Anne Williams , « Returning to the Blues: Esther Phillips and Contemporary Blues Culture », Callaloo , Vol. 14, No. 4 (Autumn, 1991), pp. 816-828.

6 Johnny Otis, Upside Your Head!: Rhythm and Blues on Central Avenue, 1993, p 98.

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