A Propos de Mohamed Saïl, L'étrange étranger, écrits d'un anarchiste kabyle.
Figure méconnue mais première de l'anarchisme algérien, Mohamed Saïl voit le jour en 1894 à Taourirt, village du nord de l'Algérie. Il émigre très jeune en métropole où il vivra de divers métiers avant de s’illustrer une première fois en refusant de combattre durant la première guerre mondiale, ce qui lui vaudra d'être interné durant une partie du conflit. C'est dans la France d'après-guerre que Mohamed Saïl entame véritablement sa vie militante, en une période qui, en raison des migrations en provenance de l'empire colonial, fera de Paris la première capitale du Tiers-monde naissant 1
C'est une partie de cette existence toute entière dédiée à la cause anticoloniale et qui s’achève en 1953, que nous donne à découvrir le livre L'étrange étranger, écrits d'un anarchiste kabyle. Présenté par Francis Dupuis-Déri, l'ouvrage est composé d'une grande partie des écrits de Mohamed Saïl parus dans les titres de la presse libertaire comme le Le Flambeau, Le Libertaire, L’Éveil social ou Le combat syndicaliste. Sans s'y limiter, la grande partie du recueil est consacré à la colonisation de l'Algérie. A travers des textes qui sondent l'actualité coloniale, Saïl, qui avec Slimane Kiouane fonde en 1923 le Comité de défense des indigènes algériens, inscrit cette histoire sur la longue durée, rapprochant le présent et la passé par des extraits de correspondances datant de la conquête et qui permettent de rejeter tout discours ou mythe qui a pour nom Progrès ou Civilisation. A de nombreuses reprises, au terme colon est substitué celui de civilisateur et le terme même de civilisation est fréquemment l'objet d'un réquisitoire comme en témoigne l'article Colonisation, publié dans Le Flambeau et à l'occasion de la guerre du Rif :
« Civilisation! Civilisation ! Que signifie ce mot ? L'histoire de toutes les colonisations nous l'apprendra sans conteste : elle se résume à un servage intensif ; c'est le vol, la piraterie, le viol qui l'accompagnent toujours […] Le soldat arrive : il détient la force, il définit le droit, il dédie aussi toutes les vérités. Après la bataille, razzias, vols et rapines. Au nom de la civilisation il brûle, massacre et emporte» 2
Au fil des ans, Mohamed Saïl ne cessera d'évoquer le dénuement extrême et l'asservissement du peuple algérien, que ce soit en colonie ou en métropole avec en point d'orgue une série d'articles publiés lors de l'année 1951 et groupés sous le titre « Le calvaire du travailleur nord-africain ». Toutefois, la situation est telle en Algérie que l'émigration constitue, pour l'auteur, une sorte de délivrance temporaire pour ne pas mourir de faim et notamment lorsque, comme lors des années 1920, des politique de restrictions migratoires sont mis en œuvre par l'administration française. Il est également question de la déshumanisation quotidienne des indigènes soumis à l'implacable Code de l'indigénat, ou des figures de proue de la gauche française tels Léon Blum ou Maurice Violette. Ainsi, à l'occasion de la victoire du Front Populaire en 1936, Mohamed Saïl écrit à propos des partis de gauche :
« Mais voici qu'en l'an 1936, le gouvernement de Front populaire veut, dit-on, atténuer ce mal ; l'atténuer seulement, et non le guérir complètement, même en ayant le pouvoir. Croit-il qu'avec un os à ronger, il va calmer la révolte qui gronde ? Ne songe-t-il pas que le « sidi » à qui l'on a appris à mourir pour les marchands de patriotisme sur les champs de bataille de la dernière boucherie pourrait peut-être pousser sa révolte jusqu'à la délivrance totale ? » 3
Les années 1930 seront particulièrement riches pour Mohamed Saïl puisque c'est durant cette période qu'il se fait véritablement un nom jusqu'à intéresser l'administration française. Après avoir fondé à l'occasion de la célébration du centenaire de la colonisation de l'Algérie, le Comité de défense des Algériens contre les provocations du centenaire, Saïl combattra avec véhémence, « en compagnie de 2000 algériens » 4 les ligues fascistes qui connaissent leur moment de gloire lors des manifestations du 6 février 1934, année lors de laquelle il sera également emprisonné pour détention d'armes. Deux ans plus tard, il rejoindra les Brigades internationales pour participer à la guerre d'Espagne. Mohammed Saïl ne fut pas le seul colonisé à combattre dans les rangs républicains, puisqu'on trouve également, outre des irakiens, égyptiens, le palestinien Najati Sidqi, quelques 500 volontaires algériens parmi lesquels Mohammed Belaïdi, Sadek Zenad, Mechenet Essaïd Ben Amar, Lakir Balik ou Rabah Oussidhum qui est tué lors de la bataille de Caspe en 1938 et dont on honorera l'engagement en nommant un front à son nom.5 Si l'expérience tourne court, puisque sérieusement blessé au bras en janvier 1937, Saïl n'en continue pas moins son combat en faveur de la résistance espagnol en France et se distingue également par son engagement contre la dissolution de L’Étoile Nord africaine de Messali Hadj qui sera décidé par ....le Front populaire. Puis s'ensuivra en 1938, une condamnation de 18 mois de prison pour propagande antimilitariste. Il ne s'agira pas de son dernier séjour derrière les barreaux puisqu'il est à nouveau emprisonné en 1939 ou encore en 1941 « au camp de Riom-ès-Montagnes dans le Cantal et d'où il aurait réussi à s'évader ».6 Puis Francis Dupuis-Déri nous apprend que durant la seconde guerre mondiale, Saïl « se serait découvert une vocation de fabricant de faux papiers... ». 7
Si Saïl se montrera continuellement acerbe avec cette « gauche de gouvernement » à l'égard de laquelle il n'entretient aucune illusion, et qui démontera notamment sa lâcheté en refusant de soutenir les républicains espagnols, cela est sans commune mesure avec les attaques qu'il réservera durant toute son existence à la classe des collaborateurs du colonialisme français que composent les débris de l'élite traditionnelle en charge de la répression quotidienne ou bien au parti communiste français. Aussi, l'un des fils rouge du recueil est la critique sans fards du communisme tel qu'il prend forme avec l’avènement du stalinisme. Du début des années 1920, jusqu'aux terribles massacres de Sétif et Guelma dont il accuse les communistes de complicité, puisque Charles Tillon était membre du gouvernement de Charles de Gaulle, jamais Saïl ne manifestera la moindre faiblesse à l'égard du P.C.F.
Le contentieux ne saurait être réduit à un affrontement fratricide entre anarchistes et communistes. Car outre le régime stalinien et la répression féroce qui s'exerce en URSS contre tout opposant à l'orthodoxie, Saïl s'en prend au P.C.F dont il remet en cause le combat anti-coloniale, les méthodes autoritaires et le regard paternaliste qu'il cultive à l'endroit des indigènes. Comment aurait-il pu en être autrement alors qu'en 1939, Maurice Thorez déclarait à propos de l'Algérie et à l'adresse des velléités indépendantistes des indigènes : « Où est maintenant dans votre pays la race élue, celle qui pourrait prétendre à la domination exclusive, celle qui pourrait dire cette terre a été la terre de mes seuls ancêtres et elle doit être la mienne ?". Et son expérience de la guerre d'Espagne, où les manœuvres staliniennes ont participé à précipiter la chute du camp républicain, n'a fait que renforcé ses convictions. Conséquent avec lui même, il refusera tout soutien apporté par des groupes communistes comme lorsqu'il sera par exemple poursuivi au début des années 1930 pour propagande antimilitariste. A cette occasion, il signera un article cinglant contre les « enfants de chœur du fascisme rouge » [p 63]. Quelques années plus tard, le journal L'Humanité s'en souviendra en accusant Mohamed Saïl, celui-là même que les rapports de police qualifient de « véritable danger social », d'être un « provocateur », épithète que la parti emploiera pour qualifier Messali Hadj et plus tard les algériens qualifiés d' « agents nazis » et qui furent à l'origine des manifestations du 8 mai 1945 de Sétif et Guelma.
« Qui est ce Saïl ? [...] C’est un agent provocateur, bien connu déjà dans la banlieue Est, et dénoncé comme tel. À Vincennes, où il sévissait, il opérait sous une pancarte, où on pouvait lire : Ravachol partout ! [...] C’est bien parce que ce provocateur était connu comme tel qu’il a été arrêté, car il ne pouvait plus servir en liberté, étant brûlé »
Si la critique du P.C.F est logique, tant ce parti affichera à maints reprises un chauvinisme et une timidité à l'endroit de la question coloniale qui culminera avec les pleins pouvoirs qu'il vote à Guy Mollet, Saïl peut en revanche se montrer injuste comme lorsqu'il s'en prend en 1924 à Abdelkader Hadj Ali, alors membre de l'Union intercoloniale et futur dirigeant de L’Étoile nord-africaine, qu'il compare à un chaouch en raison de son adhésion au parti. D'autres grandes figures anticolonialistes n'ont-elles pas été membres du parti à la même époque comme le sénégalais Lamine Senghor ou le vietnamien Nguyễn Ái Quốc (Hô Chi Minh) ? Et si encore une fois la critique du P.C.F est fondée et dénote d'une certaine lucidité que d'autres militants anticolonialistes tairont par stratégie, l'anathème sur le communisme dans son ensemble ne participe-t-elle pas à omettre, dans la période d'après-guerre du moins, le fait que la IIIe internationale en 1919 marque une étape dans le positionnement des partis ouvriers sur la question coloniale ?
Pour Saïl, il n'y a qu'une issue : La France doit quitter l'Algérie. Et pour ce faire, il en appelle l'indigène à se lier avec les français de bonne volonté, c'est à dire les anarchistes. Or les destinataires des articles de Saïl sont rarement les anarchistes français. Toute son énergie est tendue par une critique du colonialisme français et ses suppôts ou les indigènes algériens qu'il faut convaincre de renoncer à tous les mythes (le communisme, l'islam) pour rejoindre la voie anarchiste qui seule conduira l'indigène à la libération. Seul l'union entre les travailleurs algériens et français est en mesure d'ébranler l'édifice colonial, sans pour autant que Saïl n'interroge les limites ou impensées du mouvement auquel il appartient.
Car on peut regretter que Saïl n'ait pas abordé les désaccords qui ont pu exister au sein du mouvement anarchiste à propos de la question coloniale. Tous les anarchistes furent-ils anticolonialistes ? Sans doute pas. Si certains adoptèrent une ligne proche de celle que défendait Albert Camus, qui à de nombreuses reprises écrivit dans la presse libertaire au point d'en devenir une figure non négligeable, d'autres rejetèrent la dimension nationale de la lutte d'indépendance ou bien encore les méthodes violentes employées dans le cadre de cette guerre. Ainsi, au terme du conflit qui fit un million de mort du côté algérien, on peut lire dans un article des Cahiers du Socialisme libertaire :
«
Gandhi a libéré l'Inde de la domination anglaise sans massacre,
sans crimes, sans
l'effrayant ensemble d'horreurs que présente la
guerre algéro-française. Lutter avec des
moyens civilisés, et
civilisateurs, comme l'a fait Gandhi, eût été infiniment
préférable. »8
Ainsi, une partie des anarchistes considéra, après la mort de Saïl, que la guerre d'indépendance consistait en une opposition entre deux nationalismes et que la lutte du peuple algérien, menée sous l'égide du FLN, s'apparentait à une lutte bourgeoise. Le libertaire Maurice Joyeux déclarera ainsi que « Nous sommes contre le colonialisme car nous sommes pour les droits de chacun de disposer de lui-même. Nous sommes contre la guerre d’Algérie car nous pensons que les travailleurs n’ont rien à gagner à cette guerre. Mais cette prise de position contre la guerre d’Algérie ne peut être, en aucun cas, une approbation du FLN. En Algérie, les hommes ne luttent pas pour leur libération mais pour se donner de nouveaux maîtres. Et l’expérience nous a appris que, lorsqu’un peuple prend parti pour l’un ou l’autre des clans qui l’exploitent, la victoire finale de l’un d’eux le replonge, pendant des années, dans ses chaînes. »9 Certes, Saïl s'éteindra en 1951, soit trois ans avant la Toussaint Rouge. Mais comment ne pas songer que celui qui s'acharnera avec une constante et louable véhémence contre le stalinisme et ses affidés français, ait pu être si peu prolixe à propos des dissensions du mouvement anarchiste français à l'endroit de la question coloniale ?
En outre, Saïl ne succombe t-il pas, malgré le réquisitoire sans concessions qu'il dresse du système colonial, à certaines représentations et notamment celle qui porte sur la question kabyle ? Ainsi, dans un texte du 20 décembre 1935 et intitulé La ''Civilisation'' française en Algérie, il conclut de la manière suivante « les Algériens pur-sang, c'est à dire les Kabyles, sont foncièrement libertaires, réfractaires à tout militarisme. Dans leur pays natal, ils pratiquent le libre-échange et la solidarité à vaste échelle […] Dans leurs cœurs remplis de fierté native une révolte gronde et se dessine qui les pousse instinctivement vers tout ce qui est libération de l'individu... ».
On peut s'étonner qu'un homme qui s'oppose à toute forme de nationalisme et qui écrit que « tous les peuples se valent, et c'est faire preuve de partie pris que de jeter l'anathème sur les uns et de glorifier les autres », en vienne à reprendre à son compte la dichotomie arabe/ kabyle pour parer de toutes les vertus un groupe dans son ensemble et le doter de quelques attributs innés. Quinze ans plus tard, dans un texte exemplairement intitulé La mentalité kabyle, Mohammed Saïl défend encore l'idée d'une affinité entre la pensée libertaire et le peuple kabyle. Ce faisant il reconduit imprudemment l’opposition entre Arabes et Kabyles telle qu'elle a été mis en œuvre par l’ethnographie coloniale au XIXe siècle. Une fois encore, le kabyle y est présenté comme le symbole de la révolte algérienne avec son « tempérament fédéraliste et libertaire ». Et il est permis de se s'interroger, sans mauvaise arrière pensée, sur le choix du sous titre de ce recueil [...écrits d'un anarchiste kabyle] et dans lequel le terme kabyle est préféré à celui d'algérien ou à un passage de l’introduction où on peut lire qu'en « en février 1934, on retrouve l'anarchiste kabyle aux côtés de 2 000 algériens ».10
Cette idéalisation du Kabyle, défini comme « le cousin germain » du libertaire s'accompagne le plus souvent d'une critique de la religion musulmane. Saïl ne déroge pas à la ligne de conduite de l’anarchisme et un anticléricalisme systématique qui considère la religion comme une fable en charge de justifier l'asservissement de l'homme, fin à laquelle le Kabyle a échappé. Mais pour l'auteur, l'Islam dont le but est de « servir l'exploitation et prêcher la résignation »11 est en perte de vitesse au point : « tout le monde parle encore de Dieu par habitude, mais plus personne n'y croit. Allah est en déroute, grâce au contact permanent du travailleur algérien avec son frère de misère en métropole »12. Si cette critique systématique de la religion peut paraître problématique dans un contexte de domination, et réductrice car elle nie ou minore le rôle que celle-ci (en tant que foi) a pu jouer dans la lutte anti-coloniale, elle peut s'expliquer par un tropisme anticléricale propre au mouvement auquel appartient l'auteur :
« [….] qu'ont-ils à reprocher au malheureux bicot qui pratique des rites qui ne sont pas plus ridicules que ceux des autres religions, car elles se valent toutes et ne sont fondées que sur la crédulité de leurs fidèles » 13
Mais si la religion est critiquée, c'est également en raison du rôle que jouent les élites traditionnelles au sein du système colonial. Car avec constance, Saïl ne cesse de s'en prendre aux subalternes de l’administration, ces « ignobles valets des Civilisateurs français » qu'ils soient caïds, khodjas ou marabouts. Ainsi, lors d'un retour en Algérie en 1925, Saïl sera arrêté et emprisonné pour avoir tenu publiquement des propos peu amènes sur le « régime des marabouts ».
Saïl s’éteindra quelques mois à peine avant le début officielle de la guerre d'Algérie. Quel positionnement aurait-il pris à l'égard du F.L.N ? Comment se serait-il positionné dans le conflit meurtrier ente ce dernier et le M.N.A ? Quelle attitude aurait-il adopté à l'égard des virulentes critiques de certains de ses « frères anarchistes » qui, au nom de l’internationalisme et du pacifisme, furent prompts à fustiger une lutte bourgeoise et les méthodes barbares du résistant algérien ? Ou bien comment aurait-il conçu cette indépendance, lui qui manifesta un rejet de l'état au profit de « collectivités fédéralistes ?
Chafik Sayari
1. Michael Goebel, Paris, capitale du tiers-monde, Comment est née la révolution anticoloniale (1919-1939), Editions la Découverte, 2017.
2 Mohamed Saïl, L'étrange étranger, écrit d'un anarchiste kabyle. Textes réunis et présentés par Francis Dupuis-Déri, Lux, Editeur, 2020, p 47
3 Ibid. p 100
4 Ibid. p 22
5 [https://diacritik.com/2019/04/19/guerre-despagne-ii-maghrebins-dans-le-conflit/]
6 p 23
7 p 24
8 cité par Sylvain Boulouque, « Les anarchistes et les soulèvements coloniaux. De la guerre d'Indochine à la guerre d'Algérie », L'Homme et la société, 1997, pp 105-117.]
9 Ibid.
10 Mohamed Saïl, L'étrange étranger, …p 22
11 ibid. p 86
12 ibid. p 116
13 Ibid. p 99
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