1967. OUM KHALTOUM A PARIS.
Dans son livre Le Proche-Orient éclaté, George Corm traçait un parallèle entre Nasser et Oum Kalthoum. Évoquant le pouvoir de la parole et les espoirs qu’ils surent tous deux porter, il écrivait que « des siècles de domination et de despotisme politique d’une part, des millénaires de traditions patriarcales et de conformisme affectif et amoureux d’autre part : voici ce que le verbe de Nasser et le chant d’Oum Kalsoum ont traduit pour ces peuples silencieux, dont ils ont un instant incarné la voix ».1
Si ces deux personnages, désormais inséparables, apparaissent désormais comme les deux figures les plus prolixes du monde arabe des années 60, la voix de Nasser s'était définitivement éraillée à la suite des funestes journées de juin 1967. La guerre des Six Jours, qui engendra un traumatisme profond et durable pour les nations arabes, sonnait le glas du nassérisme et des espoirs qu'avaient fait naître ce fameux rire lancé onze ans plus tôt à la face de l'impérialisme franco-britannique. Ce rire, diffusé à travers les ondes de La Voix des Arabes, et qui fut accueilli en son temps comme un magistral acte de défi au monde occidental, avait laissé place à la stupeur et ne paraissait plus que comme un lointain écho d'une époque révolue.
Si l’événement a eu des conséquences sur l'aura de Nasser, il n'épargna pas non plus, à un degré moindre certes, celle que l'on présentait comme la première dame du pays. Selon Sélim Nessib, auteur de la biographie romancée Oum,2 certains marxistes égyptiens accusèrent El Sett (La Dame) d'avoir agi comme un opium sur les Arabes cependant qu’Israël se consacrait dans le même temps à l’épreuve de la guerre. Or c’est une femme malade et touchée par la défaite qui décide de reprendre la route en cette année 1967. Âgée de 69 ans, elle est désireuse de montrer l'exemple en s’engageant dans l’effort de guerre. Elle se lance donc dans une tournée à l’étranger pour récolter des fonds destinés à remobiliser le pays et prouver que la nation égyptienne, à travers sa plus célèbre ambassadrice, respire encore. Initialement limitée à quelques villes arabes, le hasard voulut que la tournée se poursuive à Paris, pour ce qui sera l'unique concert en Europe d' Oum Kalthoum.
Deux versions existent à propos de la genèse de ce concert. Si l'une d'elle veut que Charles Aznavour, revenu d'une tournée dans quelques pays arabes et « envoûté » par Oum Kalthoum lors de son passage en Égypte, ait fortement conseillé au directeur de l' Olympia d'inviter la chanteuse à Paris, une autre version veut que Bruno Coquatrix se soit lui-même rendu en Égypte afin d'y dénicher des artistes qui pourraient figurer à l'affiche des ces Olympiades du music-hall. Il y fut reçu par le ministre de la culture qui lui proposa aussitôt le nom d' Oum Kalthoum. Coquatrix fut d'abord réticent car il ignorait tout de la chanteuse et pensait, selon ses dires, qu'il s'agissait d'une danseuse du ventre. Rendu aux arguments de son interlocuteur qui lui convainquit de l'importance de l'artiste, Coquatrix consentit à investir une somme colossale dans l'entreprise.
Cependant, à quelques jours de l’événement, Coquartrix manifesta une certaine anxiété quant à d'éventuels troubles en raison du contexte politique, et s'inquiéta également du désintérêt de la presse à l'annonce de l’événement avec un nombre considérable de places qui n'avait pas encore trouvé d'acquéreurs. De plus, quand il sollicita avec les plus grands efforts la présence des journalistes lors de l’accueil d' Oum Kalthoum à l’aéroport du Bourget, huit jours avant la date du concert, il obtint finalement qu'un journaliste de la télévision s'y rende pour filmer l'arrivée de la chanteuse égyptienne.
Fort heureusement pour le producteur, le silence initial de la presse ne fut d'aucun effet sur le succès des futures représentations. La rumeur de la présence d'Oum Kalthoum enfla peu à peu et l’incrédulité d'un certain nombre d'immigrés arabes fut totalement dissipée lorsque la télévision française retransmit les images de l'arrivée d'Oum Kalthoum au Bourget. Ce fut alors une véritable ruée pour acquérir places parmi les émigrés maghrébins en France, ainsi que leurs compatriotes qui avaient décidé de faire le chemin de Belgique, d’Angleterre ou encore d’Allemagne. Ainsi, malgré un prix à priori rédhibitoire puisque largement supérieur à un mois de salaire moyen, il n'y aura que peu d'élus, puisque les places s'arracheront au marché noir pour des sommes record. Intrigués par cette effervescence, les journalistes ne purent demeurer plus longtemps indifférents. Et d’ailleurs comment pouvaient-ils l'être, lorsqu' au soir de la première, le boulevard des Capucines offrait à la vue des badauds une file d'attente qui s'étirait sur une centaine de mètres ? Avait-on vu, à Paris, une présence arabe aussi visible depuis la manifestation du 17 octobre 1961 ?
Si
selon ses plus fins connaisseurs sa voix avait perdu de sa superbe,
usée par le temps et la maladie, elle avait toutefois conservé ce
pouvoir de captiver un auditoire. Bruno Coquatrix fut enfin soulagé,
lui qui fut d'abord paniqué lorsque la chanteuse lui indiqua qu'elle
se contenterait de jouer trois chansons. Il ignorait alors que
chacune de ces chansons dépassait une heure. Aussi, durant
plus de cinq heures, et alors que ses médecins lui conseillaient
d'écourter ses concerts, elle régna sans partages. Bien
qu'hétéroclite, une bonne part de son public se composait d'émigrés
maghrébins. Pour ceux-là, l'entrée d' Oum Kalthoum avait
momentanément suspendue le temps de l'exil. Il ne s'agissait plus
seulement de communier mélancoliquement, dans l'étroitesse d'un
café, autour de chanteurs qui surent si bien restituer l’expérience
d'une Ghorba
faite de souvenirs, d'espoirs frêles et d'un tenace sentiment
d'amertume. Cette voix qui avait bercée leurs songes sur les deux
rives, imprimée sur les bandes d'une cassette usée et portée par
un fidèle radio-cassette qui évoquait un lien jamais rompu en même
temps qu'une clé des champs, exprimait une unité élargie et la
fierté d'appartenir à un monde voué aux gémonies. Ainsi, certains
auditeurs ne manqueront pas de rappeler par la suite, qu’au
sentiment de joie se mêlait une douleur suscitée par la défaite
advenue quelques mois plus tôt.
Pour
Oum Kalthoum, la représentation n’avait rien d’une visite de
courtoisie en France. D'ailleurs, une version évoque le fait que
Bruno Coquatrix, fut soutenu par André Malraux, alors ministre de la
culture de De Gaulle, pour rendre ce concert possible. Si le ce
dernier souhaitait profiter de cette occasion pour « renouer »
les liens avec le « monde arabe », la présence d' Oum
Kalthoum était tout autant politique. Les vingt millions de francs
engrangés lors des deux soirées étaient destinés au gouvernement
égyptien. Consciente de sa tâche, Oum Kalthoum se savait là pour
montrer le visage d’un monde encore debout. Ce sentiment fut
pareillement partagé par une bonne partie de l’assistance. Aussi,
lorsqu’elle se lance dans Al
Atlal (Les ruines), cette
chanson ne fait plus seulement référence à une histoire d’amour.
Après la défaite, elle était susceptible de prendre une autre
signification. Il n’échappa donc peut-être pas à une partie du
public, et au sinistre Hussein de Jordanie qui selon certains
témoignages assistait au concert incognito, la résonance éminemment
politique de l’envolée :
« Donnes-moi ma liberté et lâches mes mains /J’ai tout donné et il ne me reste plus rien/ Ah ! par ton emprise mon poignet saigne/Pourquoi ne pas l’épargner et rester comme je suis/ Il ne me reste plus qu’à garder en souvenir mes promesses que tu n’as pas respectées/ Sinon le monde ne serait pour moi qu’une prison ».
Chafik Sayari
Notes :
1.George Corm, Le Proche-Orient éclaté, 1956-2000. Paris, Folio, 1999, p 241.
2. Selim Nessib, Oum, Paris, Balland, 1994.
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