Le Colonel Ben Daoud....Arabe tu resteras Arabe

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Arabe tu resteras Arabe, même si tu t'appelles colonel Ben Daoud … telle est la formule devenue proverbiale pour signifier que, quelque soient ses efforts, l'indigène domestiqué ne pourra jamais effacer les traces d'une appartenance qu'il porte comme un stigmate et qui menace de ressurgir à tout instant. Mais qui est ce colonel Ben Daoud et de quoi est-il le nom ?

 

    Si l’institution scolaire fut pensée comme un laboratoire privilégié pour construire un sujet hybride, l'institution militaire, quoique par d'autres voies, fut, dans le contexte colonial algérien, la première institution à avoir tenté de modeler cet individu de l'entre-deux. En effet, l'un des premiers rapprochements qui s’opéra durant la conquête de l'Algérie se réalisa par l'enrôlement d'auxiliaires indigènes au sein de l'armée française. Cette mesure, qui avait pour fin d’accélérer la pacification, ne suscita, dans un premier temps, que peu d'oppositions au sein de l'administration coloniale. Elle semble, bien au contraire, avoir été encouragée comme en atteste les nombreux ouvrages qui portent sur cette question.1 De cette foisonnante littérature, ressort, entre autres, l'idée que l'indigène, à la suite d'un contact prolongé avec les militaires français, retournera dans son milieu et agira par la contagion de l'exemple :

« Elle [la discipline] se propage et s’insinue bien au-delà ; elle imbibe tout ce qui touche à lui. Sève pénétrante, elle remonte et redescend par des ramifications inaperçues, mais qui n’en sont pas moins réelles ; par des artères qui, pour être immatérielles, n’en sont pas moins actives. Elle gagne et modifie les ascendants, les frères, les femmes, les enfants, les parents des parents et jusqu’aux proches des alliées. Tout cela s’enchaîne et s’entraîne à vous. Un chef de corps a trop souvent alors les mains baisées et maintes fois mouillées de larmes par la famille entière de ses soldats… ». 2

   Ce mécanisme civilisateur a pu toutefois être remis en cause en raison du supposé atavisme racialo-religieux de l'indigène. En outre, il pouvait être contesté au nom de la nécessaire préservation des qualités guerrières de ce dernier. En effet, si l'institution militaire se donnait -en théorie- pour but d'inculquer des règles de civilité à l'indigène, elle devait, selon un consensus partagé par le commandement militaire, éviter d'altérer les supposées manières de faire et de penser qui faisait tout l’intérêt de l'auxiliaire. Autrement dit, l'auxiliaire devait garder une part d'indigènité pour pouvoir entrer en sympathie avec la pensée de l'ennemi. Le général Castellane écrit à ce propos que pour « chasser l’Indien en Amérique, l’indien fut nécessaire ; l’Arabe sur la terre d’Afrique, était nécessaire pour lutter avec l’Arabe. Au bras qui frappe, il faut le regard qui regarde et qui guide la pensée ».3 Et dès 1835, dans ce qui se présentait comme un plaidoyer en faveur de la constitution de corps indigènes, le capitaine Gaillard, tout en détaillait les avantages liés à l'incorporation de ces hommes, insistait sur l'usage qu'il convenait de faire des passions et d’une compréhension de l’ennemi qui ne pouvait se réaliser que par le biais de l’indigène lui-même. Il explique, à propos des auxiliaires, qu’ils possèdent « les mêmes passions, le même caractère, les mêmes mœurs, la même manière d’être que leurs adversaires […] auront le même esprit de ruse, soit pour les épier, soit pour les surprendre, et seront supérieurs en audace et en acharnement, car la vengeance la plus cruelle s’exercerait sur un zouave qui serait pris »4.

    La figure de l'auxiliaire dans la littérature coloniale constitua un type ambigu. S'il avait pu être érigé comme exemple de loyauté et candidat idéal à la naturalisation5, un être qui conserva certaines caractéristiques raciales par nécessité, il fut également convoqué pour illustrer l’inexorable échec auquel était voué tout processus d'assimilation : l’auxiliaire indigène apparaît francisé jusqu'au moment où, l'âge de la retraite venue, il s'en retourne à son village pour renouer avec ses vieilles habitudes et dans la seule compagnie de ses coreligionnaires. Un tel schéma, qui fut abondamment commenté, trouva une illustration éloquente dans de nombreux romans. Pour ne prendre qu'un exemple, nous pouvons citer Çof de René Marival et ce passage dans lequel un colon tente de convaincre son interlocuteur de l'inanité de l'assimilation :

«  -Les faits vous donnent tort. Je ne veux pas citer de noms. La liste serait fastidieuse. Mais regarder autour de vous. Les indigènes dont nous pouvions le plus espérer avoir fait la conquête morale, officiers, interprètes ou fonctionnaires divers, tous, lorsque l'heure de la retraite a sonné, rentrent sans exception dans leurs douars, où ils reprennent avec délices les vieux errements invétérés. La civilisation glisse sur leurs âmes comme la pluie sur leurs burnous »6

    Chez les romanciers, polémistes et théoriciens de la colonisation, la trajectoire de l'auxiliaire fut systématiquement évoqué sur un ton affecté et administré comme une évidence qui avait force de loi. Aussi, dans le combat qui fut mené contre l'idéologie assimilationniste, l'exemple du soldat, en tant qu'il exemplifiait la loyauté au conquérant, constituait un cas plus que probant et même un poncif comme le suggère un écrivain anonyme :

« Tous les algériens savent que les officiers indigènes des tirailleurs ou de spahis, admis à la retraite, redeviennent aussi arabes qu'avant leur entrée en service. Ils reprennent avec leurs burnous, leur turban et leur calotte grasse, toutes leurs anciennes habitudes ».7

  Cette trajectoire du soldat qui regagne son mode de vie originel au moment de sa retraite, se cristallisa à la fin du XIXe siècle par l'évocation d'un personnage illustre. La littérature coloniale en Algérie comptait alors quelques personnages susceptibles de symboliser des idées et des attitudes pouvant renvoyer à des types psycho-sociaux propres au contexte colonial.8 Mais aucun d'entre eux ne semble s'être autant nourri d'un personnage réel et identifié par un nom propre. C'est le cas du colonel Ben Daoud qui devint une figure centrale et quasi-obligé du discours portant sur l’assimilation. Espé de Metz pouvait ainsi écrire que le personnage de Ben Daoud constituait la « tarte à la crème de l'Afrique du Nord ».9 Il était devenu un symbole qu'il eût été difficile d'ignorer. Sa renommée, ainsi que celle de son « célèbre burnous », semblait avoir dépassé la seule Algérie pour s'étendre aux territoires français où se posait pareillement la question de l'assimilation. Espé de Metz, encore lui, notait que le nom de Ben Daoud :

« plane sur toutes les discussions, remplace l’argumentation, affirme avec vigueur la solidité de l’aptitude naturelle des hommes à ne s’entendre point. D’Alger à Tombouctou, de Casablanca à Gabès pas de propos futiles ou profonds qui ne s’accrochent à ses plis menaçants ; pas d’orateurs qui ne l’invoquent ; pas de de doctrines qui ne s’évertuent à en faire un drapeau ». 10

   Premier algérien sorti des rangs de la prestigieuse école de Saint-Cyr, Mohammed Ben Daoud parvint au terme d'une longue carrière à se hisser au rang de colonel. Unanimement loué par ses pairs, il verra ses services et sa fidélité récompensés par une légion d'honneur et l'obtention de la nationalité française. Ce parcours aurait dû le désigner comme un exemple d'assimilation. Pourtant il en ira autrement. Le nom de Ben Daoud fut peut-être moins cité pour ses supposés exploits militaires que pour rendre compte de l'impossible assimilation de l'indigène. Si du côté algérien, le nom de Ben Daoud évoque un personnage fidèle et docile qui, hormis quelques hochets de vanité, ne trouvera jamais de véritable reconnaissance dans le camp qu'il avait choisi de servir, il demeura, aux yeux de l'opinion coloniale, un Arabe et cela quelque soit le zèle qu'il mit à la tâche. Un proverbe arabe traduisait alors cette conception : Arbi, Arbi loukan ykoun el colonel Ben Daoud.(Arabe tu resteras Arabe même si c'est le colonel Ben Daoud.) Il semble trouver son origine dans une mésaventure dont Ben Daoud aurait été la victime. Alors colonel de l'armée française, il se serait vu refuser l'entrée d'une réception organisée par l'école de Saint-Cyr, lieu même où il fut formé au métier des armes. Or dans le même temps, du côté français, le personnage de Ben Daoud servira de symbole à la difficile, voire impossible, imprégnation de la civilisation chez l'indigène. Il deviendra l'exemple d'un individu qui, ayant vécu dans un environnement français durant prés d'un demi-siècle11, finit par retourner à son mode de vie originel. En somme le personnage de Ben Daoud, incarne d'une part une volonté de se faire français qui n'eut pour contrepartie que l'ingratitude, et d'autre part l'impossible assimilation. Tel devait être les leçons apparemment contradictoires tirées à propos du premier saint-cyrien algérien.

    Pourtant, s'en tenir au seul constat d'échec, comme semble l'exiger une certaine lecture coloniale qui prend forme à la fin du XIXe siècle12, nous ferait peut-être manquer l’essentiel. Car l'une des conclusions qu'il est possible de tirer de la trajectoire de ce personnage, ou de la biographie qui s'impose à son sujet, peut se révéler tout autre. D'une certaine manière, son cas illustra l'idéal de ce que peut être une assimilation modérée, et cela en vue de régenter au mieux la distribution raciale. Au delà des regrets et complaintes qui semblent accompagner l'évocation de son nom, l'exemple du colonel Ben Daoud correspond à l'idéal indigène tel qu'il s'impose chez les adversaires de la non-assimilation. Ben Daoud constituerait à ce titre la preuve qu'un indigène demeuré viscéralement attaché à un certain mode de vie, peut être utile et loyal à l'égard de la France. Son dévouement ne saurait s'accompagner des prétentions à s'identifier comme entièrement français comme cela peut-être le cas de l'indigène ayant fréquenté l'école. On peut alors se demander, si les complaintes à l'égard de sa trajectoire ne furent pas feintes et si son exemple n'offrait pas aux adversaires de l'assimilation un argument de poids. En somme, Ben Daoud constituait un exemple de ce que doit être l'attitude de l'indigène. Car le burnous de Ben Daoud, qui peut certes être considéré comme le signe d'une impossibilité de se déprendre d'un soi originel et d'une résistance à la puissance de la civilisation13a pu également être apprécié comme la preuve que le partage racial n'excluait pas la fidélité de certains indigènes, fussent-ils réfractaires, en apparence, à l'adoption des signes de francité. En effet, ce simple objet qu'est le burnous, et qui est présenté comme le signe d'un échec, est toutefois susceptible de prendre un autre sens éminemment politique. Il contraste avec ce que l'on commence à désigner, au début du XX siècle, sous le terme d'évolué. Cette désignation polémique traduisait l'aversion partagée de l'autorité coloniale et de la population européenne pour un certain type d'indigène. Les évolués se distinguent de la plupart des indigènes, du moins extérieurement, par l'adoption de symboles aussi significatifs que l'habit européen. Or une telle attitude est souvent perçue, comme relevant de l'arrogance et la fourberie. Contrairement à Ben Daoud, qui est pourtant citoyen français, l’évolué présente un danger car il est accusé de brouiller les frontières. De fait, et malgré le dépit qui semble quelques fois accompagner l'évocation du personnage de Ben Daoud, celui-ci, en tant qu'il représente l'exemple du militaire indigène rallié à la France, est le profil idoine d'une politique de résistance contre les prétentions de l'idéologie assimilatrice, et cela lorsque cette idéologie semble être prise à la lettre par quelques évolués.


Chafik Sayari.


1 Nous pouvons citer en exemple, Études sur quelques détails d’organisation militaire en Algérie, Paris, J. Corréard, 1845 ; Général C.N Vergé, De la nécessité de conserver et d’augmenter les troupes d’infanterie indigène en Algérie, Toul, Hiss, 1844 ; Florian Pharaon, Spahis, Turcos et goumiers, Paris, Challamel Aîné, 1864 ; Antoine-Vincent Passols, L’Algérie et l’assimilation des indigènes musulmans : étude sur l’utilisation des ressources militaires de l’Algérie, Paris, H.C Lavauzelle, 1903.   

 2 Études sur quelques détails d’organisation militaire en Algérie, Paris, J. Corréard, 1845, p 118.   

 3 Pierre de Castellane, Souvenirs de la vie militaire en Afrique, Paris, Victor Lecou, 1852, p 105.

 4 M. le capitaine Gaillard, « De la création des corps indigènes en Afrique », Le Spectateur militaire, juin 1835, p 316.   

 5 Entre 1870 et 1919, les militaires constituent près d'un tiers des naturalisés. Cf. Laure Blévis, « La citoyenneté française au miroir de la colonisation française », Genèses , 4/2003, pp 25-47. 

 6 Raymond Marival, Çof , mœurs kabyles, Paris, Mercure de France,1902, p 159. 

 7 , Anonyme, La fin d’une légende ou la vérité sur l’Arabe, Bel-Abbés, Imprimerie Lavenue, 1892,p 7.   

8 Par exemple le débarqué, le philanthrope, le fanatique, l'évolué...   9 G. Espé de Metz, Par les colons : l'Algérie aux algériens et par les algériens, Paris, Larose, 1914, p 159.  

10 Ibid 

 11 Ben Daoud est né en 1837, intégrera Saint-Cyr en 1855, sera naturalisé en 1877, et sera fait grand officier de la Légion d'honneur en 1902 

 12 « La destinée fut cruelle envers le vaillant Ben Daoud. Musulman et colonel de l’armée, l’heure de la retraite ne lui réserva que de mourir de ridicule ou de vivre dans la félonie. Le ridicule, c’était passé la soixantaine, endosser le smoking pour la première fois de sa vie, de se couvrir le chef d’un chapeau haut de forme et de boire du vermouth. Il préféra la félonie, se drapa dans un burnous et fréquenta le café maure » Espé de Metz, op.cit, p 160. 

13 « L’expérience nous a déjà montré que des officiers arabes, instruits, sortis de notre école de Saint-Cyr […] sont revenus, leur retraite atteinte, au burnous à la chéchia et à la tente […] conservant encore tous leurs habitudes foncières et leurs mœurs intimes, qui sont la négation de notre civilisation, de notre morale, et de notre philosophie » Witold Lemanski, Mœurs arabes (scènes vécues), Paris, Albin Michel, 1908, p 177.

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