Lightnin' Hopkins. "A Man Like Me Is Hard To Find"

 

Lightnin' Hopkins.

 

"A Man Like Me Is Hard To Find"




"Les gens ont appris à taper sur une guitare, mais sans âme. ils sont incapables de faire naître une quelconque émotion. Je me suis pourtant tué à leur montrer comment faire !", se lamentait Lightnin' Hopkins en 1968. L'homme dont le regard semble avoir toujours été retranché derrière une paire de lunettes et ombragé par un chapeau, est communément considéré comme le dernier grand représentant du blues rural. Mais il fut bien plus que cela...


"Cotton Field Blues"

L'histoire commence à Centerville, localité texane, où Sam Hopkins voit le jour en 1912. Quatrième enfant d'une famille de métayers et orphelin de père dès l'âge de trois ans, il quitte rapidement les bancs de l'école pour rejoindre les champs de coton où s'affairent déjà ses trois frères. Cette expérience marquera durablement le chanteur qui, à l'instar de nombreux autres bluesmen, n'oubliera pas d'évoquer ces terres peuplées de corps courbés et harassés. En 1959, dans le titre "Coton", il ressuscite le sentiment de lassitude qui marque ces années de dur labeur :

"I don't weight but 95 pounds, 100 pounds is too much load for me to pull […] I get straightened up in the field/ — 'Hey! Stoop down Lightnin’, go ahead on boy and get your sack full".1

De cette enfance, Hopkins gardera néanmoins le souvenir d'une mère aimante qu'il célébrera dans "Rock Me Mama", et de frères qui trompent la monotonie de leur existence en triturant une guitare. C'est d'ailleurs pour rejoindre la fratrie qu'il se confectionne très jeune son propre instrument à partir d'une boîte à cigares. Cet ingénieux procédé serait apparu aux environs des années 1840, lorsque "les esclaves récupéraient les boites de cigares vides, jetées par leurs maîtres, dans lesquelles ils fixaient un manche à balai pourvu d'un fil de coton tendu."2 Bien après l'abolition, la cigar box guitar ne disparut pas pour autant, puisqu'à l'instar de son prédécesseur Blind Willie Johnson, de son contemporain Scott Dunbar ou de ses successeurs Albert King ou Jimi Hendrix, c'est par ce dispositif qu' Hopkins débuta son apprentissage de la musique.

Une si longue errance

Avant que Muddy Waters ne devienne le studieux élève de Son House ou qu'Howlin Wolf ne s'éveille au contact de Charley Patton, Lightnin Hopkins fut initié au blues par les soins de Blind Lemon Jefferson. Personnage énigmatique et atteint de cécité, cet ancien compagnon de Leadbelly sera la première grande figure du blues texan à connaître, dans la seconde moitié des années 1920, un rayonnement national. Hopkins le rencontre par le biais de l'un de ses frères à l'âge de 8 ans, et est immédiatement engagé pour accompagner le bluesman aveugle sur les routes. Pour le jeune enfant, c'est le début d'une longue errance durant laquelle il ne se contentera pas seulement d'être les yeux du chanteur. Muni de son propre instrument, il imite soigneusement son aîné jusqu'à gagner le droit de se produire en sa compagnie. Les milliers de kilomètres parcourus devaient pourtant s’interrompre lorsque les portes des studios et le marché des race records3 finissent par s'ouvrir devant Blind Lemon. Le succès de ce dernier, qui trouvera mystérieusement la mort quelques années plus tard, marquent le retour au bercail d'Hopkins.

Mais la perspective d'une vie à cueillir du coton dans les champs de Leona ne l'enchante guère. Condamné à subvenir aux besoins de sa famille, il en est réduit à ne jouer que le week-end. Quand son cousin, le chanteur Texas Alexander, lui propose de l'accompagner sur les routes, il n'hésite pas une seconde. En sa compagnie, Hopkins arpentera tout ce que le Texas compte de foires et de juke joints. Entre deux trains resquillés, les deux cousins mènent la vie de bohème jusqu'à ce que le chemin ne soit interrompu par un passage en prison. Condamné au milieu des années 1930 à purger une peine dans un chain gang,4 l'expérience inspirera à Hopkins plusieurs chansons tels que Prison farm blues, Penitentiary Blues ou I Work Down On The Chain Gang

 


"Met The Blues On The Corner"

A la fin des années 1930, Hopkins semble en avoir fini de l'errance et s'installe dans le quartier houstonnien du Third Ward. Là, et plus précisément dans la rue Downing qui sera, toute proportion gardée, le Beale Street5 des musiciens texans, Hopkins arpente les trottoirs en délivrant sa musique dans l'espoir que la foule veuille bien garnir le chapeau qu'il lui tend. Le succès semble alors bien lointain pour Hopkins et les quelques acolytes qui l'accompagnent.Cette rude période ne sera pourtant pas sans conséquences sur la suite de sa carrière : l'atmosphère d'émulation qui se crée avec les autres bluesmen lui offre l'occasion d’affûter son sens de l'improvisation, sur lequel se fondera une partie de son œuvre à venir. Selon Tyina Leaneice Steptoe, il n'était pas rare de voir deux musiciens se lancer dans des sortes de joutes oratoires. Elle rapporte par exemple ces quelques rimes lancés par Nathaniel Barnes à Hopkins : :"I don't want your woman, Lightnin'/ Cause her hair ain't no longer than mine/ She ain't good for nothing/ Keep you buying wigs all he time".6 Quelques années plus tard, cette joute donnera lieu au titre "Short Haired Woman".



Lightnin

La trentaine passée, le blues de Hopkins n'a jamais encore été capté en studio. Il faudra attendre pour cela l'après-guerre, époque où des labels missionnent leurs représentants dans le Sud afin d'y dénicher des musiciens capables de soutenir le succès de leur structure. En 1946, Lola Ann Cullum, employée de l'obscur label californien Aladin Records, remarque Hopkins lors d'un show et lui propose immédiatement un contrat. En compagnie du pianiste Wilson "Thunder" Smith, il prend alors la route de la Californie. C'est à cette occasion qu'un responsable du label lui donne son surnom de "Lightnin".7 Mais Hopkins, dont la mythomanie deviendra légendaire, donne une toute autre version de l'histoire : "Blind Lemon disait que quand je jouais ou chantais, j'électrifiais la foule. C'est le premier à m'avoir appelé Lightnin". Hopkins grave avec 'Katie Mae'' son premier titre et goûte enfin au succès auprès du public noir du Sud. Hopkins refuse toutefois d'accorder une quelconque importance aux contrats qui le lient alors avec sa maison de disques. Désertant les studios et les obligations, il se retrouve au bout de quelques temps totalement libre de tout contrat mais sans ressources. Commence de nouveau une longue traversée du désert qui devait durer jusqu'à la fin des années 1950.

Une reconnaissance tardive.

Hopkins se remet alors à hanter son territoire de Downing Street, végétant entre petits boulots et concerts devant ses plus fidèles auditeurs. Cette parenthèse se ferme en 1959 lorsque Mack McCormick, chroniqueur pour la revue Down Beat, se décide à convaincre le bluesman de relancer sa carrière. Après des recherches infructueuses, McCormick a retrouvé la trace de Hopkins chez un prêteur sur gages où sa guitare est mise au clou. Lorsque Hopkins finit par accepter la proposition de McCormick et d'enregistrer à nouveau, c'est avec une guitare empruntée qu'il se lance dans l'aventure. Dans l'exigu espace qui lui sert de demeure, il ne faudra pas bien longtemps à Hopkins pour écrire quelques-unes des plus belles pages du blues. Comme par ironie, pour sa renaissance à venir, le premier titre qu'il enregistre est une reprise de Blind Lemon Jefferson, "See That My Grave is Kept Clean". Et comme pour rattraper tout ce temps, Hopkins se lance dans une course effrénée et il n'est pas rare, tout au long des années 1960, qu'il sorte trois albums par an. Pourtant, malgré le succès dont il jouit, Hopkins ne se départira jamais d'une forme de nostalgie lorsqu'il se remémore son fameux angle de rue et son auditoire d'antan qui comprenait sa langue, son ironie et ses silences, bien loin de la cohorte de nouveaux et éphémères admirateurs en proie à une ambivalente fascination et à l'exotisme. Mais Hopkins sait fuir cette foule, limitant ses engagements pour ne jamais s'éloigner de son précieux Third Ward dont il dit que c'est le seul endroit où, affamé, il lui suffirait de sortir pour qu'on lui offre à manger. C'est donc en ces lieux que Lightnin' cisèlera quelques-uns des plus hauts sommets du blues telles que "Woke Up This Morning", "A Man Like Me Is Hard To Find", "Have you ever loved a woman ?" ou l'hypnotique "Bring me my shotgun".



Une dimension autobiographique

D'une certaine manière, toute la vie de Lightnin' Hopkins est contenue dans son œuvre : de son enfance laborieuse aux temps difficiles où il s'escrimait pour se payer sa bouteille de whisky en passant par ses années d'errance, son addiction au jeu ou ses expériences des champs de coton et de la prison, chacun de ces épisodes aura été l'occasion de plusieurs chefs-d’œuvre. Ils auront pour nom "Gambler Blues", "My Bottle", "No Education", "Long Way From Texas" ou "Mama Blues". Car Hopkins pouvait bien déclarer : "je possède la seule chose dont on a besoin pour devenir un chanteur de blues, je suis né avec le blues", il fallait toute sa sensibilité, son humour noir et un don inouï du récit et de l'improvisation pour immortaliser ces fragments de vie sur quelques accords hypnotiques. Le maître incontesté du blues texan se retire progressivement au début des années 1970 à la suite d'un accident de voiture.

See that my grave is kept clean.

Alors qu'il fut l'un des plus grandsbluesman du XXe siècle, Hopkins n'obtint jamais la notoriété d'un Muddy Waters, d'un John Lee Hooker ou d'un B.B King, et ses premiers succès au-delà de son Texas natal viennent tardivement. Mais celui qui affirmait n'être jaloux d'aucun de ses contemporains, arguant avoir appris à "tous ces fils de putes à jouer" le blues, n'en avait que faire. Son Third Ward lui suffisait, à lui qui, quasi-analphabète, léguera à la postérité une œuvre de près de sept cent titres et soixante-dix albums à laquelle viendront s'abreuver Jimi Hendrix ou Albert King. Tel fut l'homme qui devait s'éteindre le 30 janvier 1982. Il ne formula qu'une demande, celle qu'il chante dans "See that my grave is kept clean" : « There's just one kind favor I'll ask of you/ You can see that my grave is kept clean ». 8


Chafik Sayari


Paru initialement dans IHH , n°7, 2017.http://ihh-magazine.com/

 

Lightnin Hopkins en 3 titres.

"Tim Moore's Blues"

Hopkins y évoque l'attitude d'un fermier sudiste envers un employé noir. Le personnage de Tom Moore a véritablement existé et s'était fait une réputation par ses agissements à l'endroit des de ses employés agricoles noirs. Par crainte de la réaction de la famille Moore, Hopkins modifie le titre de la chanson, originellement écrite par un anonyme au début du siècle, qui devient ainsi ''Tim Moore Farm''.

"Bring Me My Shotgun"

La chanson évoque le désir de vengeance d'un époux trompé. Il est possible que Hopkins se soit inspiré du crime passionnel dont s'est rendu coupable son cousin Texas Alexander. Pourtant, ici, il n'y aura pas de passage à l'acte malgré le ton menaçant du bluesman. La raison se trouve dans les deux derniers vers : "I said the only reason I don’t shoot you little woman / My double barrel shotgun, it just won’t fire".9

"Slavery Times"

Comme la majeure partie de ses chansons, ce titre contient une dimension autobiographique. À travers un dialogue entre ses grands-parents, Hopkins relate les conséquences de l'esclavage et la perpétuation de l'ordre racial. En guise de conclusion, il y a les paroles d'un grand-père qui fut esclave : « « If I could only call back, old lady, I'm talkin' bout twenty years ago/ Yes, I would get my shotgun and I wouldn't be a slave no more ».10



Notes.

1. « Je ne pèse pas 95 pounds, 100 pounds c'est une trop lourde charge à porter pour moi/ Je me suis redressé dans le champ/ ''Hey ! penche-toi Lightnin', avance et prends ce gros sac''».

2. Pascal Touquet, Le petit manuel de La Cigar Box Guitar, 2013, p 12.

3. Les race records (qu'on pourrait littéralement traduire par ''disques raciaux''), apparaissent au début des années 1920 et sont des disques destinés au public noir.

4. Le chain Gang est une variante des travaux forcés. Il consiste notamment à enchaîner les prisonniers les uns et aux autres et les contraindre aux tâches les plus pénibles. Ce système est par bien des aspects une version à peine modernisé de l'esclavage dans le Sud.

5. Rue légendaire de Memphis qui vit débuter une multitude de musiciens noirs.

6. « Je ne veux pas de ta femme, Lightnin'/ car ses cheveux ne sont pas plus longs que les miens/ Elle n'est bonne à rien/ Elle te garde pour lui acheter des perruques tout le temps »

7. On peut supposer que ce surnom, qui signifie foudre ou éclair, s'explique par le surnom de Wilson Smith : Thunder, c'est à dire ''Tonnerre ».

8. "Je ne vous demanderai qu'une faveur/ Veillez à ce que ma tombe reste propre"

9. « J' ai dit que la seule raison pour laquelle je ne vous tire pas dessus jeune femme/ c'est que mon fusil à double barillet ne peut pas tirer ».

10. "Si seulement je pouvais revenir vingt en arrière ma vieille femme/ Je prendrais mon fusil et jamais je ne serais esclave". Traduction dans Robert Springer, Fonctions sociales du blues, Editions Parenthèses, 1999, p 199.


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