Introduction de Chafik Sayari à son livre : Une histoire politique du ring noir
Le persistant fantôme de l’Espoir blanc.
Le 24 mars 1975, Sylvester Stallone, qui n’est alors qu’un inconnu, assiste au combat qui oppose Muhammad Ali à Chuck Wepner. Ce jour-là, en dépit de toutes les prévisions, Wepner résiste d’une manière si remarquable qu’il contraint le champion du monde à batailler jusqu’à l’ultime round pour remporter la décision. Pour le jeune Stallone, qui fut profondément secoué par le spectacle, il importait peu que David n’ait pu mettre Goliath à terre car, malgré les innombrables coups reçus et un visage devenu peu à peu méconnaissable, Chuck Wepner lui apparut comme le « gladiateur du 20e siècle. Une métamorphose de la vie1 ».
Encore sous le choc du spectacle auquel il venait d’assister, Stallone se mit aussitôt en tête d’écrire un scénario qui donna lieu, l’année suivante, au premier épisode de la saga Rocky. Réalisée par John G. Avildsen, cette œuvre narre l’existence de Rocky Balboa, un boxeur qui semble condamné à écumer les rings de la ville de Philadelphie pour gagner à peine de quoi survivre. Si l’on excepte le caractère comique et pour le moins invraisemblable des combats qui sont mis en scène, ce premier volet de la série Rocky a le mérite de montrer le quotidien des boxeurs anonymes qui semblent tout droit sortis d’une nouvelle de Jack London2. Comme chez ce dernier, ces combattants n’ont d’autre choix que de mettre en jeu leur santé et leur amour-propre pour assurer leur pitance.
Si ce premier épisode de la saga Rocky lorgne par certains aspects le tragique Fat City (1972) de John Huston, il s’en distancie toutefois par le discours. Alors que le protagoniste de Fat City semble écrasé par la solitude, le temps qui passe et un inexorable destin qui le condamne à l’avance, Rocky Balboa se voit, quant à lui, récompensé par les faveurs de la providence. Dans un registre totalement étranger à la vision de Huston, chez qui la quête l’emporte sur la conquête, le récit de John G. Avildsen laisse place à un heureux dénouement. Car aussi tragiques que puissent être l’existence de ces boxeurs et l’attristante peinture esquissée du prolétariat philadelphien, Rocky n’en demeure pas moins une illustration éclatante du rêve américain. Alors qu’il semble condamné aux petites combines et métiers les plus harassants, Rocky Balboa finit par être désigné, à la suite d’un improbable concours de circonstances, pour défier le champion du monde noir Apollo Creed. En effet, ce dernier, qui vient d’apprendre que le futur combat pour la conservation de son titre a été ajourné en raison de la blessure de son adversaire, refuse de demeurer inactif. Il décide alors, pour entretenir sa forme, son image et ses finances, d’offrir sa chance à un illustre inconnu en déclarant : « L’Amérique est un pays où on donne à chacun sa chance ? Alors [je] donnerai à un ringard de troisième zone sa chance. » Et au terme d’un interminable moment à parcourir les pages d’un imposant Bottin qui répertorie les milliers de boxeurs amateurs et à exclure de nombreux prétendants, son regard s’arrête sur le nom de Rocky Balboa :
L’Étalon italien […] Rocky Balboa, ça, c’est un nom qui parle ! Les médias vont en raffoler. Qui a découvert l’Amérique ? Un Italien, pas vrai ? Ça serait formidable de s’accrocher avec l’un de ses descendants!
Sans qu’il soit aisé de démêler la profession de foi du sous-texte ironique, Apollo Creed se lance ensuite dans un plaidoyer sur l’Amérique- et les chances qu’elle offre à n’importe lequel de ses fils avant de conclure par un vibrant hommage aux pères fondateurs de la nation. Ainsi, le discours idéologique qui sous-tend le film n’est pas tenu par le héros, qui surprend par sa simplicité d’esprit, mais par Apollo Creed, dont on devine déjà le cuisant échec auquel il se condamne. Enfin, après avoir péroré sur la grandeur de la nation américaine, Creed décide d’imposer la date de l’événement : le combat se tiendra le 4 juillet, c’est-à-dire le Jour de l’indépendance. D’une certaine manière, c’est sa déclaration d’amour à l’Amérique qui causera sa perte.
Si tel ne fut peut-être pas le propos du réalisateur, par un troublant hasard, cette date du 4 juillet coïncide avec un événement important de l’histoire de la boxe et de l’histoire des États-Unis. En effet, c’est lors du 4 juillet 1910 qu’eut lieu le combat qui vit Jack Johnson humilier son adversaire, Jim Jeffries, qui n’était autre que le boxeur par lequel l’Amérique blanche espérait faire chuter le premier champion du monde poids lourds noir de l’histoire. L’issue de la rencontre fut si mal acceptée par une partie de la population blanche qu’elle donna lieu à un déchaînement de violence qui provoqua la mort d’une dizaine de Noirs à travers tout le pays. Cet événement, qui marquera durablement les esprits, fera dire à l’historien Randy Roberts que « rien jusqu’à l’assassinat de Martin Luther King, en 1968, ne déclenchera pareille haine aux États-Unis que la victoire de Jack Johnson à Reno3 ». Aussi, s’il est possible que le réalisateur n’ait en aucun cas voulu exorciser ce lointain et troublant souvenir, il n’en demeure pas moins que de nombreux signes témoignent de la présence de la question raciale tout au long des trois premiers épisodes de la saga. Ainsi, si Stallone affirme s’être inspiré des boxeurs Chuck Wepner et Rocky Marciano pour façonner le personnage de Rocky, ce sont davantage les modèles qui lui ont permis de donner vie aux adversaires du héros qui interpellent. Si l’acteur n’en indique aucun, il est toutefois aisé de les identifier en raison des caractéristiques et stéréotypes qui leur étaient généralement prêtés. Ce n’est pas sans raison que Muhammad Ali affirmera quelque temps plus tard :
J’ai été si grand dans la boxe qu’ils ont dû créer une image comme Rocky, une image blanche à l’écran pour contrer mon image sur le ring. L’Amérique a besoin d’icônes blanches et peu importe où elle va les chercher : Jésus, Wonder Woman, Tarzan, Rocky4.
Car comment ne pas penser immédiatement à Muhammad Ali devant l’attitude d’Apollo Creed, qui ne recule devant rien pour ridiculiser son adversaire en dehors du ring, clame haut et fort sa supériorité avant d’annoncer sa future victoire ? Toutefois, Creed serait un Ali qui aurait renié ses engagements passés comme en atteste son patriotisme exacerbé. Outre Muhammad Ali, Stallone semble s’être inspiré, pour le personnage d’Apollo Creed, de certains boxeurs noirs qui furent, à l’instar de Joe Louis ou George Foreman, considérés comme des Noirs respectables en raison de leur silence devant les effets quotidiens de la suprématie blanche et leur patriotisme obséquieux. Ainsi, avant de définitivement se soumettre à son adversaire puis de perdre la vie en tentant vainement de défendre l’honneur du monde libre5, le personnage d’Apollo Creed condense l’attitude de trois boxeurs. Il est en quelque sorte un Joe Louis sous amphétamines ou le stéréotype du Noir babillard-mais-patriote, que le cinéma étasunien exploitera avec constance dès le début des années 1980.
Mais c’est sans doute dans le troisième opus de la saga que ce paysage racial est le plus manifeste. Alors qu’Apollo Creed est définitivement battu et qu’il s’apprête à rejoindre le camp de son bourreau, Rocky est menacé par un autre adversaire noir qui paraît tout doit sorti du cauchemar le plus terrifiant de l’Amérique blanche. Stallone, qui a écrit et réalisé ce troisième épisode, ne recule devant aucun effet pour diaboliser le personnage de Clubber Lang. Interprété par l’acteur Laurence Tureaud, qui fut occasionnellement garde du corps de Muhammad Ali, le personnage porte en lui toutes les tares les plus manifestes prêtées à l’homme noir : violent, vulgaire et mû par une libido animale qui menace la femelle du mâle blanc. Ce personnage est inspiré, entre autres, par Muhammad Ali pour sa propension à vanter sa grandeur et son mépris des convenances mais également par le stéréotype du « Bad Nigger », cette figure noire insoumise à l’ordre blanc qu’a pu personnifier, dans l’imaginaire étasunien des années 1960, la figure de Sonny Liston. Cela est exemplairement illustré dès la première rencontre entre les deux hommes, lors de laquelle, après avoir violemment défié Rocky Balboa, Clubber Lang lance publiquement à l’épouse de son adversaire :
Toi, la femme, écoute un peu. Puisque ton mec est un dégonflé, pourquoi t’essaies pas un vrai mec. Je parie que tu dors pas la nuit, tu rêves à un homme, un vrai. Alors écoute-moi, ramène ta petite gueule à mon appartement ce soir. Tu verras ce que c’est un vrai mec !
Cette scène est lourde de sens, destinée qu’elle est à mettre l’accent sur la sexualité débridée et animale de l’homme noir tout en insistant dans le même temps sur la menace pour la virilité de l’homme blanc. Par ces quelques phrases, Clubber Lang rejoue le tabou le plus bavard de l’imaginaire américain : celui d’une relation sexuelle – forcément contrainte – entre un homme noir et une femme blanche. Avant d’en finir avec le champion, dont il vient de mettre en question le courage et la virilité, Clubber Lang est désireux de satisfaire ses pulsions sur sa compagne, qui ferait en quelque sorte office de trophée. Balboa ne peut plus reculer et décide aussitôt de revenir sur sa décision : il va sortir de sa retraite afin de châtier l’infâme Nègre qui, par certains aspects, n’est pas sans rappeler le fantôme de Jack Johnson dont le crime qui précipita sa chute avait été, plus de soixante ans plus tôt, sa fréquentation assidue des femmes blanches.
À travers cette scène, la saga Rocky convoque, sans qu’il soit toujours aisé de déterminer les intentions (in)conscientes du scénariste, nombre de petits faits de l’histoire de la boxe aux États-Unis et le fantôme de la race qui en est inséparable. D’une part, Rocky aborde la question de la virilité de l’homme blanc à la suite de l’émasculation symbolique qu’auraient constitué les années 1960, marquées par les mouvements noirs et féministes mais également par la guerre du Vietnam6 et, d’autre part, il incarne la figure messianique, née au début du siècle, et à laquelle l’écrivain Jack London donnera le nom d’Espoir blanc. Par cette appellation, qui connaîtra une certaine fortune, on désigna pendant longtemps tout boxeur susceptible de contester la supériorité supposée d’un adversaire noir afin de préserver ou restaurer le prestige de la race blanche. Autrement dit, à chaque fois qu’un boxeur noir s’empara d’un titre de champion du monde, un mouvement vit le jour pour trouver un combattant blanc qui rétablirait l’ordre racial. Loin de n’être qu’un mouvement d’humeur partagé par quelques individus, cette obsession fera dire à l’écrivain Alexander Johnston qu’elle donna lieu à « l’un des chapitres les plus tristes de l’histoire des poids lourds en Amérique. Peut-être que si nous avions parlé de l’un des chapitres les plus comiques de cette histoire, nous serions plus proches de la réalité. C’est la période que l’on a appelé “la recherche de l’Espoir blanc”7 ».
Or, cette recherche de l’Espoir blanc qui sature les premiers volets de la saga Rocky, témoigne de l’importance de la question raciale qui traverse l’histoire de la boxe. Il est certain que l’une des raisons expliquant le succès du film est à rechercher dans ce désir de revanche chez une partie du public et notamment dans une période où la boxe poids lourds était totalement dominée par des Noirs tels Muhammad Ali, George Foreman, Ken Norton, Joe Frazier ou Larry Holmes. Ainsi, le spectre de l’Espoir blanc, qui prit naissance au début du 20e siècle, ne disparut pas pour autant à l’orée des années 1980 comme en témoigne le combat qui opposa, en 1982, Larry Holmes, boxeur proche de Muhammad Ali, à Gerry Cooney. À l’occasion de cette rencontre, Holmes n’avait pas hésité à relativiser la valeur des boxeurs blancs du passé, tel Rocky Marciano, et plus encore celle de son adversaire dont la popularité ne pouvait s’expliquer qu’en raison de sa couleur de peau. Holmes ajoutait que plusieurs rencontres face à des adversaires noirs ne lui avaient jamais permis d’engranger une bourse comparable à celle qu’il s’apprêtait à amasser en affrontant un boxeur aussi « médiocre » que Gerry Cooney. Ces déclarations provoquèrent un scandale et valurent à Holmes l’inimité du public blanc. Or, il était difficile d’ignorer la campagne de presse qui fut orchestrée pour construire l’opposition entre le boxeur noir, alors champion du monde, et l’Espoir blanc. À quelques jours de la rencontre, le magazine Time consacra sa couverture au combat à venir en mettant côte à côte Gerry Cooney et Sylvester Stallone. Le message était on ne peut plus clair. Au lieu du champion du monde alors incontesté, à qui cet honneur aurait dû logiquement revenir, la une du magazine faisait la part belle à deux hommes qui symbolisaient cette figure si bavarde de l’Espoir blanc. Et cette attente était celle d’une partie de l’Amérique blanche et de son plus glorieux représentant. Selon Joyce Carol Oates, le jour du combat, « les services secrets du président Reagan ont installé une liaison téléphonique spéciale dans la loge de Cooney pour que le boxeur blanc puisse être immédiatement félicité s’il gagnait ; aucun téléphone de ce genre ne fut installé dans la loge du champion noir8 ».
Plus que tout autre sport, et comme en attestent les productions culturelles auxquelles elle a donné lieu et continue de donner lieu, les enjeux de certains combats et la personnalité de certains protagonistes, la boxe permet de suivre quelques-uns des épisodes de l’histoire des relations raciales aux États-Unis et le combat, mené, de manière plus ou moins affirmée, par quelques boxeurs noirs contre les frontières tracées en vue de préserver la suprématie blanche. C’est de cette histoire dont il sera ici question. Elle sera esquissée à travers la vie de quelques-uns des boxeurs poids lourds noirs les plus dominants de leur temps dont le parcours illustre une évidence : le ring étasunien ne fut jamais un espace neutre et cela depuis le temps où il fut improvisé au sein des plantations esclavagistes.
Chafik Sayari : Une histoire politique du ring noir
De Tom Molineaux à Muhammad Ali
Editions Syllepse, Paris 2021, 300 pages, 17 euros
https://www.syllepse.net/une-histoire-politique-du-ring-noir-_r_22_i_841.html
1. Nicolas Zeisler, « Chuck Wepner, l’homme qui inspira Rocky », 24 décembre 2011, www.ffboxe.com/news-14574-boxe-professionnelle-chuck-wepner-l-homme-qui-inspira-rocky.html
3. Randy Roberts, cité dans « Portrait de Jack Johnson », www.ffboxe.com/uncategorized/portrait-de-jack-johnson/
4. Jason Parham, « Muhammad Ali knew he was beautiful », 6 juin 2016, www.thefader.com
5. Apollo Creed perdra en effet la vie dans le risible Rocky IV (1985) face à un monstre qui n’est autre que le représentant de l’hydre soviétique.
6. David Da Silva, Sylvester Stallone, héros de la classe ouvrière, La Madeleine, LettMottif, 2020, p. 53.
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