1989 : Quand Spike Lee et Public Enemy se rencontraient....

 


Qui a pu oublier le générique d'ouverture de Do the Right Thing et le solo d'un saxophone aussitôt effacé par une Rosie Perez qui, en gants de boxe, danse frénétiquement sur le Fight The Power de Public Enemy ? Durant un peu plus de trois minutes, celle qui tient le rôle de Tina, épouse parfaitement le rythme d'un brûlot qui demeure indissociable d'un film qui, inspiré par la vague de meurtres racistes qui eurent lieu à la fin des années 1980, consacrera définitivement Spike Lee...


Spike Lee et la musique.


   La musique a toujours tenu une place primordiale dans le cinéma de Spike Lee et il ne pouvait en être autrement pour le rejeton du jazzman Bill Lee qui, sa carrière durant, accompagnera Aretha Franklin, Duke Ellington ou encore John Lee Hooker. Aussi, malgré des relations compliquées, le cinéaste conviera son père pour les bandes originales de Joe's Bed-Stuy Barbershop: We Cut Heads (1983), Nola Darling n'en fait qu'à sa tête (1986) ou encore School Daze (1988). En outre, à travers sa filmographie, Lee ne cessera de rendre hommage à l'héritage familial, historique et culturel si l'on songe à Mo' Better Blues. Dans cette réflexion sur le monde impitoyable du jazz et la quête artistique d'un trompettiste, les ombres du père et de John Coltrane rodaient...

 

La rencontre avec Public Enemy.


   Si le jazz est présent dans Do The Right Thing, et se manifeste durant les instants de répit ou pour souligner l'amertume ressenti par les anciens du quartier, il demeure toutefois comme extérieur à la narration. C'est bien le rap qui s'empare véritablement de l'espace à travers le son de Public Enemy. Ce choix s'était immédiatement imposé à Spike Lee qui, dans une entretien accordé quelques semaines après la fin du tournage, déclarait que la musique ne devait pas être en retrait. Elle était aussi importante que le film :

« Dès que j ai écrit le scénario, je savais que j' allais avoir besoin d'un hymne, une chanson très violente qui accompagnait Radio Raheem. Dès qu'on voyait Radio Raheem, il fallait entendre ce morceau à plein tube. Et le choix de Public Enemy était le meilleur possible » . 1

   Spike Lee avait contacté Bill Stepheney, responsable marketing de Public Enemy, pour une rencontre avec le groupe. Et il semble que ce soit les membres de Public Enemy qui aient suggéré au cinéaste la forme que devait prendre le morceau. Dans un premier temps, Spike Lee avait demandé à Public Enemy de lui composer une sorte de version hip-hop de "Lift Every Voice and Sing", c'est à dire un hymne de la communauté afro-américaine, écrit en 1899 par l'écrivain et père du mouvement artistique du Harlem Renaissance, James Weldon Johnson. Mais le concepteur du son du groupe Hank Shocklee, persuade le cinéaste d’intégrer une chanson qui serait plus agressive et davantage en phase avec l'époque.2 Spike Lee donne carte blanche au groupe qui s'envole alors pour une tournée européenne...


“Elvis was a hero to most /But he never meant shit to me you see"


   Le résultat dépassa sans doute les espérances du cinéaste à qui le groupe offrit l'un de ses classiques. A la vingtaine de samples utilisés pour la confection du morceaux, et où se mêlent Bob Marley, James Brown, The Isley Brothers ou Sponnie G, répondent les multiples allusions du texte de Chuck D à Malcolm X, Frederick Douglas, les Black Panthers ou Thomas N. Todd. Fight The Power sera le chant de l'affirmation et de la fierté noire face à l'Amérique triomphaliste des années Reagan. Un an plus tard, la chanson sera intégré au troisième album du groupe, Fear Black Planet. Pour l'occasion, Spike Lee réalisera le clip avec une foule qui arbore les portraits des personnages qui ne figureront jamais sur les timbres qu'évoque Chuck D dans l'une des phrases du morceau : « Most of my heroes don't appear on no stamps / Sample a look back you look and find/ Nothing but rednecks for 400 years if you check ».

 


  Tout comme Spike Lee qui sera traité d "Afrofascist" par certains journalistes et accusé d'inciter la jeunesse noire à l'émeute, le morceau sera l'objet de controverses. A l'origine, il y a notamment une phrase rappée par Chuck D : “Elvis was a hero to most /But he never meant shit to me you see/ Straight up racist that sucker was / Simple and plain/ Motherf*cker him and John Wayne”. L'insulte des deux plus grandes icônes américaines, avait été inspiré à Chuck D par le morceau ''Rapp Dirty''. Dans cette chanson sorti en 1980, le chanteur déjanté Blowfly, mettait en scène un membre du K.K.K qui déclarait logiquement n'en avoir rien à foutre de Muhammad Ali. Spike Lee prendra soin d'insérer ces paroles au moment où la tension est à son comble, c'est à dire lors de la dispute finale et fatale dans le commerce de Sal.3

 


Radio Raheem.

   Hormis des œuvres comme Krush Groove ou Wild Style, qui sont centrés sur le Hip Hop, et avant que le King of New York d'Abel Ferrara ne fasse la part belle à Schoolly D, Do The Right The Thing est le premier film à offrir une telle exposition à un morceau de rap. A la différence de Ferrara, le rap n'était pas seulement une musique d'ambiance qui devait souligner la dangerosité de la nuit new-yorkaise. Le texte de Public Enemy faisait office d'oracle.

    Cette chanson sera incarnée par un seul homme : Radio Raheem. Jusqu'à son assassinat, il porte une parole répétée à travers un ghetto-blaster. Il erre dans le quartier afin d'écouter et faire entendre sa chanson, le seul répit survenant seulement lors de l'épuisement des piles. Radio Raheem, l'un des personnages principaux du film, est celui que l'on entend le moins. Personnage solitaire, à qui l'on arrache difficilement un mot et qui impose la crainte par son physique et une mine renfrognée, il n'a que les paroles de PE à offrir au monde qui l'entoure. Sa vie ne tient qu'à son ghetto-blaster qui semble être une extension de son corps. Il n'est parlé qu'à travers la musique. Le son qui en émane exprime les tonalités de son âme en même temps que la seul message qu'il veut faire entendre. Il laisse hurler son hymne qui ne trouve aucun auditeur attentif. Bien plus, il agace son monde. D'une certaine manière, Radio Raheem est pareil à Smiley, ce personnage qui bégaie et tente de vendre aux habitants du quartier les images de Malcolm X et Martin Luther King. Tous deux annoncent, à leur manière le désastre à venir...


 

Do The Right Thing Vs Car Wash.

   Do The Right Thing peut être vu comme un dialogue critique avec Car Wash, film de Blaxploitation sorti quinze ans plus tôt. Les parallèles entre les deux films sont multiples : la durée de l'action, la présence d'une radio locale qui rythme la journée des protagonistes, la place centrale tenue par le commerce blanc et autour duquel se concentrent les tensions ou encore certains personnages ainsi que les images de personnalités historiques qui circulent dans l'espace. Si le film de Michael Shultz offrait une Blaxploitation javellisé, en évoquant le déclin des mouvements politiques des années 1960, le propos de Spike Lee est tout autre et même en tout point opposé. Là où Car Wash montrait les communautés travailler main dans la main dans une sorte de réconciliation, Spike Lee montre les tensions et l'imminence de l'explosion.

 


  Dans Car Wash, la musique qui scelle la réconciliation est un funk dansant qui annonçait les années disco. Le jazz était confiné dans l'obscurité d'un vestiaire où le personnage d' Abdullah triturait, sous les photos de Malcolm X et de Lumumba, un saxophone. La scène était éloquente : le jazz semblait condamné et presque enterré avec les espoirs et les icônes d'une époque considérée comme révolue. Or d'une certaine manière, Radio Raheem est un Abdullah qui serait sorti de ce vestiaire pour affronter, à sa manière, les années Reagan. Plus d'une décennie plus tard, il arrive avec le son de la discorde. Quand la musique légère de Car Wash mettait en rythme les corps pour faire oublier le temps qui passe, la densité et la saturation propre au son de Public Enemy, soudait la rémanence et la nouveauté, l'héritage historique et l'actualité.


Chafik Sayari 

1. Entretien avec Spike Lee, par I. Katsahnias et N. Saada, Cahiers du cinéma, 421,juin 89, p 10 .
2. http://www.rollingstone.com/music/news/riot-on-the-set-how-public-enemy-crafted-the-anthem-fight-the-power-20140630.
3. Gilbert B. Rodman, Elvis After Elvis: The Posthumous Career of a Living Legend, 1996, p 44.



 



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