La nuit de l'Ascenseur pour l'échafaud

 

 

 

François Truffaut notait quelque part que « le jazz est presque toujours inadéquat dans les films parce qu’il fausse les durées [...] » avant de poursuivre «  je suis convaincu que toute musique improvisée devant l’image est une chose néfaste, à rejeter […] Chaque fois que j'entends du jazz dans un film qui aspire à être émouvant, je sens très bien que l'émotion disparaît. ». Or ce jugement est infirmé par quelques exemples dont les plus notables sont Shadows pour lequel John Cassavetes avait invité Charles Mingus à moins écrire et davantage improviser, et Ascenseur pour l'échafaud qui permit à Miles Davis de composer l'une des plus grandes bandes originales de l'histoire du cinéma en l'espace d'une nuit d'improvisation...

 

   En 1957, Miles Davis effectue son troisième voyage en France dans le cadre d'une tournée organisée par le producteur Marcel Romano. Le musicien se trouve alors à un tournant de sa carrière car si l'année fut particulièrement riche sur le plan artistique, elle sonne également le glas de ce qui fut l'un des plus grands quintet de l'histoire du jazz. Sous l'autorité implacable du trompettiste, conversaient les instruments de John Coltrane, Paul Chambers, Philly J. Jones et Red Garland. De cette expérience, qui se conclura par une brouille et le renvoi de John Coltrane, Davis déclarera  que « c'était si bon que ça me donnait des frissons, comme au public. Merde, c'est très vite devenu effrayant, tellement que je me pinçais pour m'assurer que j'étais bien là. ».1


    Pourtant ce voyage, qui aurait pu se résumer à une simple halte, va être l'occasion d'une rencontre marquante entre le jazz et le cinéma. Aussitôt débarqué à Paris, Miles Davis se voit proposer la composition de la bande originale du premier film de Louis Malle. Jusqu'à lors, la rencontre entre les deux arts avait rarement été concluante. Le jazz, qui à quelques rares exceptions s'incarnait le plus souvent à travers le jeu de musiciens blancs sans génie, était réduit à une simple musique d'ambiance. Pour cause, le premier film « parlant » de l'histoire, The Jazz Singer (1927) mettait en scène un acteur blanc grimé en noir et qui reprenait à son compte les codes du minstrel show.


   Or selon Louis Malle, qui était un fin connaisseur de l’œuvre de Miles Davis, la musique -et plus particulièrement le jazz- devait être en même temps « le complément, le contraire et le commentaire de l’image ». Fort de ce principe, il convaincra Miles Davis de visionner le film afin de se prononcer. Ce dernier, hormis quelques questions sur l'intrigue et un jugement positif sur la performance de Lino Ventura, acceptera de tenter l'expérience. Un accord est rapidement trouvé pour une séance d'enregistrement qui aura lieu dans un studio des Champs-Élysées quelques jours plus tard, dans la nuit du 4 au 5 décembre.





    Lors de la séance d'enregistrement qui débuta en fin de soirée, Miles Davis, accompagné de son acolyte Kenny Clarke, se firent projeter en boucle des extraits du film. Quelques heures plus tard, le travail se termina par un résultat qui dépassa toutes les espérances du réalisateur. A partir de quelques images imprimées sur sa rétine, Davis donnait un souffle à certaines scènes et, durant des moments clés, dotait les personnages d'une aura qui leur faisait jusqu'à lors défaut. Son apport au film ne fut pas qu'ornemental. Selon Louis Malle, le grand mérite de la musique consista à suffisamment s'affranchir des images. Miles Davis ne s'est pas contenté d'accompagner le mouvement du film au point que celui-ci paraît être, à certains moments, un simple motif de création pour le musicien. 

 


 

    Louis Malle, qui échouera à convaincre Davis de participer à son film suivant, ira jusqu'à déclarer que sans la musique, le « film n'aurait pas eu l’accueil qu'il a obtenu parmi les critiques et le public ». Le constat n'était nullement dicté par un élan de fausse modestie. Car si le film de Louis Malle fut récompensé par le prix Louis Delluc, de nombreux critiques lui réserveront un accueil mitigé. Ils souligneront que seule la musique de Davis, dont le nom apparaît d'ailleurs sur l'affiche, a permis de sauver la première œuvre fictive du cinéaste. Le critique de jazz Jean-Louis Ginibre se montrera particulièrement féroce en affirmant que «  sans la musique de Miles Davis, Ascenseur pour l’échafaud serait demeuré un film mineur. Il a su donner une dimension tragique à ce film plutôt banal...».2 Ce jugement est excessif mais semble admis par Louis Malle. En effet, ce dernier reconnaîtra, quelques années plus tard, que son œuvre fut «  métamorphosée » par l’intervention de Miles Davis et déclarera : «  J’ai un souvenir très net de ce qu’il était, sans musique, mais quand on a attaqué le mixage final et qu’on a ajouté la musique, il a semblé décoller ».3   

 

    Toutefois, cette collaboration inopinée fut davantage qu'une simple expérience. Selon certains critiques elle constitua une étape importante dans la carrière de Miles Davis et bien plus encore. Pour Gilles Mouëllic, « la contemplation de quelques images de Paris en noir et blanc où Jeanne Moreau cherche l’amour perdu a peut-être changé l’histoire du jazz . »4 Cette fameuse nuit qui est rentrée dans l'histoire du jazz a charrié ses mythes à l'instar de celui que propagea Boris Vian. L'écrivain et critique de jazz, qui rédigea les notes de la pochette du disque et qui fut l'un des premiers critiques à mentionner l'existence de Davis au lectorat en France, soutenait que le son si particulier de la trompette de Davis était dû à un bout de peau qui vint obstruer l'embouchure de l'instrument.5 Pourtant ce moment ne fut en rien accidentel. Il annonçait une révolution à venir, qui ne fut ni la première ni la dernière. Dans cette nuit éternelle, Davis élabore un nouveau langage qui éblouira véritablement ses contemporains deux ans plus tard avec le monumental Kind of Blue. Pour cela, il lui avait suffi, en quelques notes, de donner sens à l'errance, la solitude et la réclusion de deux amants voués à une chute inéluctable.

Chafik Sayari


1 http://www.lesinrocks.com/2000/03/28/musique/miles-davis-et-john-coltrane-a-pas-de-geant-11220329/.  

2   Jean-Louis Ginibre,1961, cité par Ian Carr, Miles Davis, 1991, p 105.  

3   Phillip French, Conversations avec Louis Malle, Denoël, 1993, p 35.  

4 Gilles Mouëllec, Jazz et cinéma, Cahiers du cinéma, 2000, p 85.   

5   Boris Vian, Derière la zizique, Le livre de poche, 1997.



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