L'impossible Voyage...
Le rapport qu'a entretenu Céline au cinéma, excepté de solides amitiés avec Le Vigan, Arletty ou Michel Simon se serait résumé à un rejet absolu comme en attesterait, entre autres, ce passage des Entretiens avec le professeur Y : « je laisse rien au cinéma ! Je lui ai embarqué ses effets […] j’ai capturé tout l’émotif ! ». Pourtant, avant de prétendre avoir vidé le cinéma de toute sa moelle et de son utilité, l'écrivain n'avait pas toujours affiché cette attitude. Son mépris peut s'expliquer, en grande partie, par un projet avorté et auquel de nombreux réalisateurs tenteront, en vain, de donner vie durant plus d'un demi-siècle...
Parmi les plus projets les plus fous, ambitieux et sans doute impossibles qui ont hanté des générations de cinéastes, il est difficile de ne pas évoquer l'adaptation cinématographique de Voyage au bout de la nuit. Cette idée pris consistance dès le mois de novembre 1932, soit un mois après la publication du Voyage, lorsque Abel Gance, qui jouissait de l’estime de Céline et qui avait été fortement impressionné par la peinture que ce dernier présentait de son expérience au front , avait acquis momentanément les droits de l’œuvre. Parmi les rares traces trouvées de cette relation entre les deux artistes - le reste ayant été brûlé par Gance lors de la Libération afin d'effacer les preuves de sa compromission- il reste cette dédicace "A mon ami Abel Gance fidèle dans un voyage autour de tout’’. Or si le réalisateur désirait plus que tout porter à l'écran l’œuvre de Céline, il se rendit rapidement à l'évidence devant la difficulté et peut être même l'impossibilité de la tâche.
Cependant, Céline n'abandonnera pas l'idée d'une adaptation et entreprendra de démarcher des cinéastes étrangers. Dès 1933, il se rend à Prague où vient de paraître la traduction du Voyage et en profite pour s'entretenir avec le réalisateur allemand Karl Junghans. Suite de cette rencontre, l'écrivain ne cacha pas son enthousiasme et indique à son éditeur Denoël que Junghans est déterminé à se rendre à Paris pour s'atteler à la tâche. Mais le projet ayant une seconde fois avorté, Céline se rend en 1934 au États-Unis en compagnie du dramaturge Jacques Deval et signera une option avec le producteur Lester H. Yard. Cette signature ne sera suivie d'aucun effet. Et d'une certaine façon, cela valait mieux. Comment imaginer en effet qu'un réalisateur américain ait pu s'atteler à une adaptation du Voyage dans une industrie cinématographique qui était désormais soumise à la rigueur d'un Code Hays alors chargé de traquer la moindre atteinte aux bonnes mœurs, aux institutions et aux valeurs patriotiques. Comment aurait-il pu être possible d'adapter le discours résolument critique de Céline sur la société américaine que l'on retrouve dans les longs passages consacrés à son arrivée et à son séjour à New York ou à sa description du machinisme et la déshumanisation qui régnaient dans les entreprises Ford à Détroit ?
Suite à cet échec, Céline semble avoir momentanément abandonné l'idée d'une adaptation de son premier roman. Toutefois, il ne semble pas avoir tourné le dos au cinéma comme en atteste une brève apparition dans le Tovaritch de son ami Deval en 1935 ou l'écriture de deux scénarios : Scandale Aux Abysses ou Arletty, jeune fille dauphinoise, histoire destiné à Marcel Carné et dans laquelle on retrouve des africains cannibales et des maharajah lubriques....1 Mais cette tentative de scénariste ne rencontrera guère plus de succès.
Ces échecs répétés peuvent ainsi expliquer les quelques passages que l'écrivain consacrera au septième art et plus précisément à Hollywood dans ses pamphlets qui paraissent dans la seconde moitié des années 1930. Il n'est alors pas encore question de remettre en cause l'utilité ou la vacuité de cet art, qu'il aurait voulu tant approcher, mais de laisser cours à une haine sans bornes. Le cinéma était désormais présenté comme la création maléfique du Juif. On pouvait lire dès 1937 dans Bagatelles pour un massacre ce passage fort éloquent :
« Le Juif est à l'origine de tout le cinéma […] Trafic des plus belles, des plus désirables petites Aryennes bien suceuses, bien dociles, bien sélectionnés par les khédives négrites juifs d' Hollywood...Les petits culs d’Aryennes les plus tendres, bien juvéniles, et mignons, tout ce qu'il y a de mieux dans le cheptel, absolument premier choix, pour les gros vieilloques négrifiants...Tu n'a pas seize ans pour les prunes ? Tu veux faire carrière ? ...A la pipe enfant ! ….Ouvre d'abord ton joli ventre […] La sélection française des petits tendrons de beauté se trouve particulièrement guetté par les grands chacals juifs de Californie. Une magnifique réputation de suceuses, de très mignoteuses putains précède les Françaises partout. »
Au sortir de la seconde guerre mondiale, le cinéma, pourtant présenté comme une infâme création juive quelques années plus tôt et que tout aryen qui se respecte devait abhorrer, n'a pas été totalement rejeté par l'écrivain. En 1947, avec la bassesse qui le caractérise, Céline tente de convaincre Milton Hindus, l'homme par lequel il tente de se racheter une virginité, de lui trouver un producteur prêt à réaliser Scandale aux Abysses. Mais il n'en sera rien et l'écrivain pourra pérorer sur le fameux complot dont il est l'objet. Et pour remercier le « juif » Milton Hindus qui contribuera à la popularité de son œuvre aux États-Unis, Céline publiera Entretiens avec le professeur Y (pour Youpin ou Youtre), où un écrivain maudit -comment ne pas reconnaître l'auteur- fait face au représentant médiocre d'une maison d'édition à qui il assène ses vérités et notamment celles portant sur le cinéma, présenté comme un danger pour la littérature, et à propos duquel il déclarera cette fameuse phrase : « « je laisse rien au cinéma ! Je lui ai embarqué ses effets […] j’ai capturé tout l’émotif ! »...
La quête d' Audiard
S’il est un homme qui ne cacha jamais son admiration quasi-religieuse pour Céline, en même temps que son désir fou d'adapter le Voyage au cinéma, ce fut Michel Audiard. Trente ans après la première tentative d'Abel Gance, Audiard s’acquitte des droits de l’œuvre, par le biais de son beau-frère, sans se douter qu'il se coltinerait une obsession qui ne le quitterait plus. De l'aveu même du dialoguiste, il fallait être « dingo » pour s’attaquer au Voyage. Or pour ce faire, il fallait trouver un autre « dingue ». Dans un premier temps, Audiard réussit à convaincre Jean Gabin de son projet, mais ce dernier exige que la réalisation en soit confié à Julien Duvivier. Or Audiard, qui garde un mauvais souvenir de sa collaboration avec le réalisateur de Panique, refuse de céder à la demande de Gabin avant de décliner celle de Claude Autant-Lara qui bénéficie pourtant de l'aval de Céline .
Cependant, afin de donner une chance au projet, Audiard est prêt à collaborer avec des cinéastes avec lesquels il ne partage pas grand chose. C'est ainsi que fut évoqué une possible collaboration avec Jean-Luc Godard qui se montra hautement intéressé par le projet. Quelques mois plus tôt, c'est en vain que le cinéaste tenta de convaincre Céline de jouer son propre rôle dans A bout de souffle. Une rencontre eut même lieu par l’intermédiaire de Jean-Paul Belmondo qui souhaitait incarner Bardamu. L’idée d'une collaboration entre le chef de file d’un cinéma qui s'était construit dans la rupture et le rejet du cinéma à papa et un Audiard qui déclarait à propos de la Nouvelle vague qu’elle « était plus vague que nouvelle », avait de quoi surprendre mais témoignait de la détermination d’ Audiard qui pensait que seul Godard, qui avait parsemé quelques-uns de ses films de citations de Céline, connaissait suffisamment l’œuvre du maître. Or ce dernier déclarera bien plus tard, qu'outre des problèmes de droits, ce projet était tout simplement impossible : « Les chefs-d’œuvre, il faut les lire, pas les tourner. Faire un film avec le Voyage au bout de la nuit, ça n’a pas de sens. Quand on a des romans moyens tels que ceux de Hammett ou de Chandler, on peut tout juste en faire un film. Les Rapaces d’Erich von Stroheim est un bon film parce que le roman de Frank Norris ne vaut pas grand-chose ».2
A la suite de cet échec, Audiard abandonnera définitivement la piste française et se tournera en direction de l’Italie. Et avant d’essuyer le refus de Federico Fellini, chez qui il pensait avoir trouvé le « sens de l’apocalypse » en même temps qu'une propension au lyrisme, le premier réalisateur qu'il consulta fut Sergio Leone. Ce dernier, outre que la lecture du Voyage l’ait durablement marqué, pouvait compter sur le soutien de la veuve de Céline. Mais malgré l'admiration qu'il portait au travail d' Audiard, il déclina à son tour la proposition. Pour Leone, qui avait également pour projet fou d'adapter le monumental Cent ans de solitude de Garcia Marquez, le Voyage était « trop parfait » pour pouvoir être approché. Il déclara ainsi que « Céline vous marque jusqu’à la mort …Quand j’aime autant un auteur, j’étouffe d’un sentiment de pudeur … Céline c’est la réalité, le constat magistral de la vie moderne ». A défaut de s'être attaqué à cet objet « parfait », Leone s'en inspirera néanmoins dans sa fresque testamentaire, Il était une fois en Amérique…
Ce sentiment de pudeur dont parle Leone étouffera de la même manière les velléités d'autres grands artistes qui auront songé, à un moment ou à un autre de leur existence, à s'attaquer au monument que ce soit Fellini, Pialat ou Malle. Même Audiard finira par admettre qu'il valait mieux que ce projet demeure dans le domaine du phantasme : "Moi, je suis ravi que le Voyage...ne soit jamais tourné, tout à fait entre nous. J'ai poussé des cris horribles à ce moment-là en disant que les producteurs étaient des abrutis de ne pas faire le Voyage [...] mais Dieu merci, on ne l'a pas fait. On se ridiculisait pour la postérité. La littérature à ce niveau-là, on ne peut que la saloper". Et d'une certaine façon, il s'agit peut-être là du seul scénario qui vaille. Plus précisément, il s'agirait moins d’adapter l’œuvre en elle-même que d'évoquer l'obsession et les efforts herculéens d'un cinéaste qui sont, par avance, voués à l'échec.
Chafik Sayari
1 http://louisferdinandceline.free.fr/indexthe/arletty/aebersold.htm
2 Interview de Jean-Luc Godard, L'Express, 1 mai 1997
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