Une histoire de la musique de la Nouvelle Orléans...de Jean-Pierre Labarthe

Si vous êtes passionnés de Dirty South, vous avez sans doute croisé le nom de Jean-Pierre Labarthe, auteur avec Charlie Braxton de Gangsta Gumbo, un livre paru en 2012 et qui plongeait le lecteur dans l'histoire du rap d' Atlanta, Houston, Memphis ou encore la Nouvelle-Orléans. C'est d'ailleurs à cette dernière ville que Labarthe avait consacré dès 2008 un premier ouvrage dans lequel il explorait l'histoire de la première capitale de la musique africaine-américaine. Des premières manifestations artistiques sur la place Congo Square au XIXe siècle jusqu'à la catastrophe Katarina et ses répercussions sur l'activité musicale de la ville, du jazz au rap, en passant par la soul et le funk, c'est un siècle de musique qu'il parcourait à travers le prisme socio-culturel si singulier des lieux....




 

 

Commençons par le commencement. Pourrais-tu évoquer le rôle qu'à eu la Nouvelle-Orléans sur la musique noire américaine ?



J.P : La Nouvelle-Orléans a « inventé » le jazz qui est la matrice des grandes musiques noires aux États-Unis. Faut savoir que longtemps avant que la Nouvelle-Orléans invente le jazz, la ville était l'un des rares endroits où les esclavagistes français laissaient les Noirs se rassembler à Congo Square, le dimanche, décrété jour de repos hebdomadaire. Les Noirs profitaient de ce temps et espace de liberté surveillée pour faire résonner les tambours et danser la bamboula.1 De ce fait, la musique s'est développée ici mieux que partout ailleurs dans le pays. De plus, les Créoles ont développé le sens de l'harmonie en jouant dans les orchestres qui s'exerçaient dans les théâtres de la ville avant que les lois ségrégationnistes et notamment les lois Jim Crow ne s'imposent en 1876 et ne les mettent définitivement au banc de la société blanche. 


  

Tu as publié ton ouvrage après la catastrophe de Katrina. Quelles ont été les conséquences de cet événement sur l'industrie musicale de la ville ? Sa reconstruction pourrait-elle entraîner l'effacement d'une partie de l'histoire de la ville  et notamment de son héritage noir ?



J-P : L'exode a entraîné un changement radical en ce qui concerne le microcosme musical de la ville. Le rap local, lequel était un des fleurons de la ville et qui était dans une grosse dynamique avec des labels tels que Cash Money et No Limit a périclité. Les grands labels ont fuit et les petits ont disparu. La majorité des producteurs et rappeurs ont été obligé de déménager pour continuer à travailler, et c'est la culture rap locale qui perdu en visibilité malgré les présences appréciables par exemple de Curren$y, Fiend, Mannie Fresh & Kevin Gates. Lors de la reconstruction, les gens se sont rassemblés autour des fanfares et du Bounce, valeurs musicales fondatrices mais surtout avérées comme fédératrices.


 

Tu affirmes que le culte vaudou, dont la Nouvelle-Orléans est la capitale américaine, fut une réaction à l'égard des maîtres blancs. C'est à dire? Et le carnaval du Mardi gras a-t-il également une origine politique ?


J-P : Le hoodoo, forme locale voire régionale de vaudou existait à la Nouvelle-Orléans. Du jazz au rap, pléthores de titres y font référence. On peut citer pêle-mêle ''Marie Laveau'' de de Oscar "Papa" Celestin, "Mojo Hannah" de Tami Lynn,  " Mister Gris-Gris Man" de James Black, "Voodoo in My Basement" de Sugar Boy Crawford, "It's Your Your Voodoo Working" de Charles Sheffield,"Voodoo" du Dirty Dozen Brass Band, " Gris Gris Gumbo Ya-Ya" de Dr John ou encore l'album Voodoo Gangsta Funk du rappeur Lokee.






 

 Le hoodoo local est affilié aux gris-gris. Bref, il existe quatre types de gris-gris qui ont chacun une fonction spécifique :  1) celui pour l'amour et le sexe, 2) celui pour le pouvoir et la domination, 3) celui pour la chance et de la finance enfin, 4) celui de l'uncrossing et de la guérison.

 Le vaudou a été importé de l'Afrique de l'Ouest par les esclaves. Ceux-ci usaient de leurs pouvoirs à l'encontre des maîtres blancs, ou comme Marie Laveau [Marie Laveau (1801-1881)est la plus celebre prêtresse vaudou de la ville au XIX siècle] qui, au lieu de confronter son vaudou à la foi héréditaire de la vieille aristocratie européenne, cuisina une version mainstream du culte nécessairement populaire, donc très lucratif. La Reine vaudou grimpa dans la très hiérarchique société locale grâce ce savant coup de marketing vu que les gens de la haute société trouvaient le processus très exotique et lui rendaient couramment visite.

 En ce qui concerne le carnaval, il a permis pendant longtemps à ses personnages emblématiques comme le Roi Zoulou de parodier la monarchie blanche sans que celle-ci se sente offensée. Le Roi Zoulou était guidé par l'esprit frondeur du « trikster »2, lequel était capable de subvertir l'autorité blanche, de détruire ses illusions de supériorité, tout en valorisant les nombreux symboles et pouvoirs de la culture noire.



 
Peux-tu nous parler de l'importance d'un homme comme Allen Toussaint dans l'histoire de la ville et de la musique noire en général ?

J-P : Sa réputation n'est plus à faire. Allen Toussaint est le plus grand producteur/compositeur de la ville. Des années 60 aux années 70, les plus grands titres R&B/soul/funk de la Nouvelle-Orléans ont été composés par Toussaint. C'est rien de dire que les grands vocalistes que furent Irma Thomas, Aaron Neville, Lee Dorsey, Betty Harris, Benny Spellman, Chris Kenner, Curley Moore etc lui doivent tout ou presque... Il a produit les meilleurs albums des Meters, Dr John, Ernie K-Doe, Wild Tchoupitoulas... Il a été copié pour ne pas dire plagié par tous les groupes rock anglais des 60's, tels que les Rolling Stones, les Kinks, Joe Strummer de The Clash, The Jam...Il faut aussi ajouter que ses propres albums sont des classiques comme par exemple Toussaint sorti en 1972 et Southern Nights en 1975.





 
Au vu de l'héritage et l'activité artistique de cette ville, comment peut-on expliquer qu'un grand label n'ait jamais vu le jour à la Nouvelle-Orléans contrairement à d'autres villes  comme Memphis, Detroit, Chicago?

J-P : La distribution a été pendant longtemps un problème assez récurrent dans le Sud, en l'occurrence à la Nouvelle-Orléans. A cette époque, tu avais beau faire le meilleur disque du monde, avoir les meilleurs musiciens, si tu ne possédais pas un distributeur capable de promotionner ta musique, la réputation de ton album restait confinée au niveau local voire régional. Hormis Stax et Hi records qui se trouvaient à Memphis et le mythique studio Muscle Shoals (Alabama) qui paradoxalement enregistrait certaines stars de la musique noire sous contrat avec les majors nordistes - toutes les grandes maisons de disques se situaient au Nord ou à l'Ouest, que soit Chess à Chicago, Atlantic à New York, Motown à Detroit ou Capital à Los Angeles. 

 Pendant longtemps ce fut le mal de la musique à la Nouvelle-Orléans. Il fallu attendre le rap pour que l’éternel problème de la distribution disparaisse. Ce dernier usa d'un marketing à la fois clinquant, tapageur et intensif. Par exemple l'entreprise Pen N Pixel des frères Brauch à Houston va aider de manière décisive les labels de rap sudistes à orienter leur marketing dans un certain sens et se développer. Master P avec No Limit Records et Cash Money vont user de cette tendance jusqu'au bout et s'orienter vers le bling, ostentatoire, le matérialisme à tout crin. Le fait que le rap de la Nouvelle-Orléans s'impose sur le marché national a pour conséquence la production intensive d'albums pour des labels qui veulent profiter au maximum de l'élan. Cela va finir par avoir des conséquences néfastes sur la qualité des albums, aidés en cela par les fortes dissensions entre patrons, producteurs et rappeurs. Déliquescence relationnelles essentiellement due au non-respect des rétributions pécuniaires.


Peux-tu nous parler de l'influence de la musique orléanaise sur le reggae et du personnage de Clement Dodd ?

J-P : Les ondes radios US mais aussi les artistes américains reçus en grande pompe par la Jamaïque ont aidé les musiciens locaux à forger leur style du début fait de mento, d'harmonies vocales, de « pumpin piano » orléanais et de riffs cuivrées en provenance du jazz comme c'est le cas chez les Skatelites et le Ska en général. A cette époque, Fats Domino était une grande star en Jamaïque, il s'y est produit de nombreuses fois et était reçu comme un véritable prophète. Quant à Clement Dodd, il est le fondateur du label Studio One, illustre label qui était en concurrence féroce avec Treasure Isle records de Duke Reid. Ses nombreux voyages en Amérique notamment en Floride où il était jeune ouvrier et cultivait la canne la sucre ont déclenché sa vocation de producteur.



 
Exercice difficile mais allons-y. Tu consacres quelques pages aux Southern soul sisters. Quelles sont les titres les plus emblématiques de cette soul qui porta, entre autres, un message féministe ?

J-P : Mr Big Stuff de Jean Knight (1972) est un des titres emblématiques de cette soul qui portait un message féministe comme pouvait l'être le cas de Respect d'Aretha Franklin. Il faut savoir que les mouvement de libération des femmes sont dans l'air du temps, aussi Mister Big Stuff fait parti avec I'm A Good Woman de Barbara Lynn, Women's Liberation de TV Mama Jean, de ces réponses au changement de ton et attitude agressive des hommes noirs engagés dans une lutte effrénée à l'égalité sociale et économique. Mr Big Stuff de Jean Knight anticipe d'une vingtaine d'années Da Payback de la rappeuse Mia X (1993) dénonçant attitude et lyrics irrespectueux des rappeurs de la Bounce music envers les femmes.



Jean Knight - Mr Big Stuff


Barbara Lynn - Good Woman
TV Mama Jean "Women's Liberation"


 
Le rap de la Nouvelle-Orléans a-t-il pris sa part de l'héritage musicale de la ville, et si oui à quel niveau et par le biais de quels artistes ?

J-P : Avant que les producteurs de la ville ne mixent le  ''triggerman beat'' des Showboys ou le le ''Brown beat'' de Cameron Paul, afin d'élaborer la bounce music, les rappeurs locaux rappaient sur les traditionnelles fanfares comme Rebirth Brass Band ou Soul Rebels. Le mouvement « Bounce » et sa chaleur crématoire n'a duré que quelques années. N'empêche que les flows mitraillettes des rappeurs « Bounce », de Juvenile à Tim Smooth en passant par U.N.L.V. et Sporty -T, ont lancé une féroce compétition inter-labels. Celle-ci s'est renforcée avec l'arrivée tapageuse de Master P et son label No Limit. Pléthore de labels et rappeurs qui avaient émergé grâce au mouvement « Bounce » vont tour à tour disparaître, mis hors circuit par le duel épique entre No Limit et Cash Money qui faisait dans la Bounce music, lequel a décidé de changer son fusil d'épaule afin de défier le concept à la fois novateur et clinquant improvisé par Master P. Aux alentours de 1996/97 la ville est non seulement une des plus violentes des États-Unis mais rapologiquement parlant, une des premières villes du Sud avec Atlanta à saborder l'hégémonie Est-Ouest qui n'avait pas prévu pareil raz-de-marée. A partir de là, on passe dans le monde de l'argent, valeur étalon qui te dit combien un label est disposé à mettre sur ton nom si tu es capable de mettre de voir à la baisse tes ambitions artistiques, voire morales. 


Propos recueillis par Chafik Sayari en 2015.


1 Bamboula, terme dérivé du du bantou kam-bumbulu et de ba m'bula et signifie tambour. En plus de désigner une variété de tambour aux XIX siècle aux États-Unis, il désigne également une danse qui arrive en Louisiane en même temps que les esclaves provenant d’Haïti.

2 Trickster : "farceur". Personnage central de la culture orale afro-américaine auquel s'identifie le bluesman afin de détourner la réalité pour mieux révéler la vérité, notamment en usant de couplets à double sens destinés à contourner la censure blanche.

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