Battling Siki ou quand la boxe devint un ''sport anticolonial''



Le 24 septembre 1922, Battling Siki commet l'irréparable en devenant le premier boxeur africain à conquérir un titre de champion du monde. Cet événement suscitera l'ire quasi-unanime d'une presse française qui ira jusqu'à qualifier la boxe de « sport anticolonial » mais également la satisfaction de Hồ Chí Minh, alors installé à Paris, et qui déclarera à l'issue de la rencontre que « depuis que le colonialisme existe, des Blancs ont été payés pour casser la gueule aux Noirs. Pour une fois, un Noir a été payé pour en faire autant à un Blanc […] Nous félicitons Siki de sa victoire ! »....



    Si la plupart des boxeurs noirs qui avaient enthousiasmé le public parisien durant les vingt premières années du XXe siècle provenaient du continent américain(1), il existe toutefois une exception. Né en 1897 à Saint-Louis au Sénégal, sous le nom d'Amadou Phal, Battling Siki deviendra le premier champion africain du monde de boxe en 1922. De son enfance, il ne subsiste que des anecdotes et des récits contradictoires que l’intéressé a lui-même nourri. La version la plus communément admise veut que Siki, familier du port de Saint-Louis ait rencontré une actrice allemande qui lui proposa de l'emmener en l'Europe pour lui servir d'assistant. Sans en avoir informé les siens, il remonta l'océan et débarqua dans le sud de la France. Passé le temps du caprice et consciente qu'elle ne pourrait rien en tirer, la comédienne l'abandonna à son sort à la première occasion. A treize ans, le voilà qui erre dans le sud de la France, multipliant les petits métiers jusqu'au jour où il découvre la boxe. Après avoir été renommé Louis par la comédienne allemande, ses premiers entraîneurs de boxe le baptiseront à nouveau : il sera désormais connu sous le nom de Battling Siki. Suite à une dizaine de combats, le début de la guerre le contraint à interrompre momentanément sa carrière naissante. Les gants rangés, il côtoiera, durant les quatre années du conflit, ses compatriotes et autres soldats africains sur les champs de bataille en France, en Roumanie et en Turquie.
      Au terme du conflit, et avec une Croix de guerre entre les mains, Phall s'obstine, malgré les misérables gains amassés, à poursuivre sa carrière. Les quatre années d'inactivité, si ce n'est quelques rencontres improvisées entres soldats, n'ont entamé ni sa détermination ni ses qualités. Ainsi, entre 1919 et 1922, Siki distribue ses coups de poings à travers la France mais également en Belgique, en Espagne, aux Pays-Bas, en Allemagne et même en Algérie. Au terme de cette longue tournée durant laquelle il ne connaîtra qu'une seule défaite, il parviendra à susciter l’intérêt de la presse spécialisée. Dans un article intitulé « Le cas de l'Oncle Tom », un journaliste évoque ainsi la réputation grandissante d'un « un sujet français » dont le nom risque de s'imposer rapidement à tous.(2) Il ne se trompa point puisqu'en 1922, une occasion inespérée se présentera à Siki : un combat contre Georges Carpentier pour le titre de champion du monde mi-lourds.


« Le grand Georges ». 



     Né dans le nord de la France en 1894, Georges Carpentier fut la première grande légende du sport français. Depuis près d'une décennie, le public français suivait dévotement l’irrésistible marche de ce fils de mineur qui, dès 1911, et à dix sept ans à peine, devint successivement, et en l'espace de quelques mois, champion de France puis champion d'Europe. Dès lors, les amateurs de boxe ainsi que les revues sportives pouvaient commencer à détourner leur attention des pugilistes noirs pour s'identifier totalement à ce prodige qui parviendrait deux ans plus tard à conquérir le titre de champion d'Europe toute catégories. La légende de Carpentier se consoliderait quelques temps plus tard par son titre de champion du monde des poids lourds blancs en 1914. Cette toute nouvelle catégorie, dont Carpentier fut le dernier champion, avait vu le jour en réaction à la domination de Jack Johnson. Aussi, lorsqu'il deviendra le premier véritable champion du monde français en 1920, Carpentier continuait à combattre dans un championnat qui était alors interdit aux boxeurs noirs.


      Mais Carpentier était également le symbole d'une ascension sociale remarquable. Le fils de prolétaire, qui avait échappé à un destin de mineur aux moyens de ses poings, était devenu l'idole de tout un peuple. En outre, le tout-Paris, de Mistinguett à Maurice Chevalier, s'enorgueillissait de sa fréquentation. Et sa stature ne fit que croître avec le temps et au gré de certains événements. Au sortir de la première guerre mondiale, lors de laquelle il s'illustra dans l'armée de l'air, il personnifia une certaine idée de la virilité en un temps que l'on disait menacé par la féminisation et qui avait vu nombre d'hommes revenir du front avec leur gueule cassée. Or contrairement à Eugène Criqui qui dut par la suite boxer avec une plaque de fer dans la mâchoire, le conflit n'avait laissé aucune trace sur le visage de Carpentier. Dans un célèbre hommage, l'écrivain François Mauriac écrira : « que le charme propre de Georges Carpentier est de ne pas avoir l'air d'un boxeur ».(3) Car ce fut là un autre tour de force du Carpentier : incarner en même temps une certaine idée de la virilité et du raffinement. L'unanimité qui entourait Georges Carpentier était telle que même lors de sa première grande défaite, le peuple parisien ne manqua pas de le célébrer sa bravoure. Comment aurait-il pu en être autrement alors qu'il avait défié et tenu tête au grand Jack Dempsey avec une main fracturé dès la seconde reprise ? C'est donc contre l'idole d'une nation que le sénégalais Siki ferait face.

    Or malgré son impressionnante série de victoire, le choix de Battling Siki laissa certains observateurs perplexes. Quel intérêt pouvait donc revêtir ce combat pour Le grand Georges contre un boxeur que l'on considérait comme maladroit, dépourvu de science tactique et dont la gestuelle était qualifiée de simiesque ? Mais le manager de Carpentier, François Descamps, avait une toute autre idée en tête. Après avoir assisté à plusieurs rencontres de Siki, il en était arrivé à la conclusion que ce dernier était un combattant certes doué mais totalement incapable d'inquiéter son protégé.


« La tragédie de Buffalo ».


« Le noble art de la boxe passe un sale moment.

Notre Carpentier national a été battu par un nègre

sénégalien...». 4



      Le 24 septembre 1922, dans l'enceinte du stade Buffalo de Montrouge, prés de 40 000 personnes s'étaient réunis, parmi lesquels se trouvaient Tristan Bernard ou encore Ernest Hemingway qui officiait pour le Toronto Star. Après trois ans d’absence, Carpentier retrouvait, sous de généreux applaudissements, le public parisien pour un combat qui ne devait être qu'une simple formalité. Aussi, lorsqu'il monta sur le ring, « amusé du travail à exécuter, pressé de gagner son cachet, des nuages courant dans le ciel, il dit ''Dépêchons-nous, il va pleuvoir" ».5 Carpentier avait décidé qu'à la suite de ce combat, il se consacrerait pleinement au cinéma. Son manager n'apparaissait pas plus inquiet. Il connaissait l'issue du combat. Rompu aux arcanes du milieu professionnel, il s'assura du triomphe de son protégé : Siki devait se coucher à la quatrième reprise. Aussi, durant les deux premiers rounds, Siki exécuta fidèlement les ordres qui lui avaient été données, se retrouvant rapidement à terre, cependant que Carpentier, selon un journaliste, « paraissait s'amuser énormément. La garde de son adversaire, sa façon de boxer, le firent rire ».6 Le spectacle devait durer encore deux rounds afin que le combat puisse être exploité par les salles de cinéma. Or, à la troisième reprise, et à la plus grande stupéfaction des initiés, Battling Siki décida de rompre son engagement. L'attitude narquoise de Carpentier ainsi qu'une violente attaque qui contrevenait à l'engagement qui stipulait qu'aucun boxeur n’appuierait ses coups, finirent par excéder Siki. Carpentier qui, quelques minutes plus tôt, s'était dit inquiet d'être surpris par la pluie, ignorait que le déluge qui s'abattrait serait d'une toute autre nature. Le « faire-valoir » se mit à molester l'idole et l'envoya au tapis. Ce fut la stupeur. Dépassé par le rythme qui lui était désormais imposé et incapable de prendre le dessus dans un combat qu'il savait avoir changé de nature, Carpentier entra dans une telle colère qu'il en oublia sa supposée élégance. Sous l’œil complice de l'arbitre, il multiplia les mauvais coups. Mais plus rien ne semblait retenir Siki, pas même les rappels à l'ordre de son propre manager, Charlie Hellers : « alors ça y est tu fais l’imbécile ».7 Oui Siki continuerait à faire l'imbécile. Décidé à ne plus être un simple figurant dans un spectacle à la gloire du grand Georges , il participa grandement à ce qu'un journaliste appela « La tragédie de Buffalo » lorsque, au sixième round, il expédia définitivement Carpentier au tapis. La consternation devait rapidement faire place à l’incompréhension quand l'arbitre décida de disqualifier Siki pour avoir porté à Carpentier un coup irrégulier. Il était reproché à Siki d'avoir fait chuter son adversaire au moyen d'un croc-en-jambe. En raison du mécontentement d'une partie du public, l'arbitre finira par être désavoué par les trois juges : Battling Siki devint alors le premier champion du monde de boxe africain. 
     La communauté indigène de Paris ne dissimula pas longtemps son enthousiasme d'avoir vu l'un des siens commettre l'irréparable. Hô Chi Minh, alors militant anticolonial et jeune journaliste installé à Paris, écrira immédiatement après la rencontre que « depuis que le colonialisme existe, des Blancs ont été payés pour casser la gueule aux Noirs. Pour une fois, un Noir a été payé pour en faire autant à un Blanc […] Nous félicitons Siki de sa victoire ! ».




« La boxe, un sport anticolonial ! ».



     Toutefois, la joie de Siki sera de courte durée. Ne pouvant laisser l'affront impuni, la fédération française de boxe diligenta, peu de temps après le combat, une enquête sur le comportement que Siki avait eu lors d'une rencontre à laquelle il pris part quelques temps plus tôt en tant que soigneur. Le couperet devait tomber : en raison d'une « attitude incorrecte dans le ring, [du]scandale public, [de] désobéissance aux ordres des officiels et menaces à l'adversaire d'un concurrent dont [il] était le soigneur »8, Siki se vit retirer son titre et sa licence. Blessé par cet acharnement, Siki décida alors d'éventer le secret : le clan Carpentier s'est entendu avec son propre manager pour acheter la rencontre ! Le 5 décembre 1922, Siki détailla ainsi la teneur du contrat passé entre les deux managers :



« Le contrat entre Descamps et Hellers a été signé en mon absence [...] il [son manager Hellers] me prit à part en me disant qu'il avait à me parler. Après avoir longuement hésité, il me dit :« Mon vieux Louis, je vais te dire quelque chose dans ton intérêt, pour ton " gosse, ta femme et ton avenir. Tu vas faire un combat le 24 septembre avec Carpentier; naturellement, tu n'as pas la prétention de battre Carpentier. J'ai forcé Descamps à signer le contrat à condition, que comme je lui ai dit, tu tombes au premier round ».9



     Mais ces révélations ne firent qu’aggraver son cas et furent aussitôt écartées par le conseil de la Fédération française de boxe au sein de laquelle siégeait le manager de Carpentier. Car ce qui était reproché à Siki c'est de ne pas s'être couché et avoir accueilli les coups du grand Georges. Comme le résuma parfaitement le journaliste et militant communiste Paul Vaillant-Couturier, « il y a là un symptôme caractéristique de la campagne organisée contre les hommes de couleur, il y a là le symbole même du colonialisme. Carpentier, sorte de drapeau national, gant de boxe tricolore et casserolier patriote, ne pouvait pas sans danger être battu par un nègre. S’il était battu, il fallait châtier le nègre. On n’y a pas manqué. Siki apparaît donc, en quelque sorte, aujourd’hui, en face de Carpentier, comme le champion même des races opprimées en face de leurs oppresseurs. ». 10

    Au fond, que Siki ait accepté ou non les termes d'une rencontre truquée importe peu. Et si tel avait été le cas, son geste le plus remarquable consista à briser la parole donnée, lui qui avait été réduit aux représentations et aux discours les plus abjectes. Son propre manager, irrité par le caprice soudain de son protégé, n'avait-il pas déclaré quelques semaines plus tôt que « Siki a du singe en lui !  Il y a longtemps j'ai pensé que je pouvais trouver un gorille intelligent et lui enseigner la boxe, j'en ferais le champion du monde. C'est ce que j'ai trouvé avec Siki ».11 Or, Siki se rebella et devint champion du monde de la plus belle des manières. De fait, le plus grand crime de Siki fut d'avoir attenté au prestige racial et transformé la boxe en un « sport anticolonial » selon les termes du dramaturge Pierre Veber qui, trois jours après la défaite de Carpentier, actait le décès du « Noble art » et méditait sur les conséquences extra-sportives d'un tel événement :


« Le nègre a tapé fort, peut-être obéissait-il à un instinct de revanche.[...] Pensez à la répercussion de cette victoire dans notre empire colonial ! […] Le représentant de la race conquérante a mordu la poussière en présence du Tout-Paris angoissé.[...] Dès lors la boxe est un sport dangereux : […] la boxe est un sport anticolonial […] Ne recommençons pas cette même expérience : elle aurait les mêmes résultats. Et ces résultats ne sont pas à l'honneur de la race blanche ».12


      Si ces sanglots de l'homme blanc prêtent à sourire, il convient toutefois de rappeler qu'en cette période d'après-guerre, la pratique du sport par les sujets coloniaux était une question qui intéressait au plus haut point les autorités coloniales. Ainsi, quelques mois avant la triomphe de Siki, une dépêche portant sur la nécessité d'encourager la pratique de l'éducation physique aux colonies, fut émise par le Ministère de la Guerre, cependant que le 15 mai 1923, le ministre des colonies Albert Sarrault invitait les gouverneurs généraux à «  redoubler d’effort en faveur du développement et de la diffusion de la culture physique parmi la jeunesse de nos populations coloniales ».13 Ces deux décisions furent motivées par des visées politiques. Outre le besoin de favoriser l'assimilation d'une élite indigène, l'activité physique répondait à la volonté de préparer la future armée coloniale. Mais les autorités coloniales redoutaient plus que tout la constitution de clubs strictement indigènes. Aussi, en limitèrent-elles la création en vue d'éventuelles confrontations où «  l'Européen avait tout à perdre ».14 Face à ce danger, certains administrateurs coloniaux n'hésitèrent pas à diriger des joueurs indigènes vers les clubs européens. Et dans une logique similaire, l'administration coloniale en Algérie adopta en 1928 une circulaire qui stipula l'interdiction de rencontres de football opposant des équipes indigènes et européennes. Deux ans plus tard, un nouveau décret indiquait que les équipes indigènes devaient intégrer au minimum trois joueurs européens avant qu'en 1935 ce chiffre ne s’élève à 5.15



      Si sa licence lui fut finalement restituée le 15 février 1923, Siki ne profitera pas longtemps de son titre de champion du monde. Après avoir laissé filer son titre de champion du monde en mars de la même année, il perdit son statut de champion de France trois mois plus tard. Lassé de l'atmosphère qui régnait en France, Siki décida alors de traverser l'Atlantique où il devait trouver la mort deux ans plus tard. Entre deux beuveries, Siki continuait à croiser les gants. Mais la détermination qui lui avait permis de s'ouvrir le chemin d'une gloire trop éphémère avait progressivement disparu. Un oiseau de mauvais augure l'avait prévenu lors de son départ : « Sois sage, Siki, notre bon noir ! On est moins indulgent, le long du Missouri, pour les gars comme toi, qui ont l'intérieur des mains rose, que le long du boulevard de Clichy. ».16 Or, ce n'est pas dans le Missouri mais dans une ruelle du Hell's Kitchen à New York que le 15 décembre 1925 Battling Siki se coucha pour la toute dernière fois. Quatre balles avaient eu raison de celui qui s'en alla «  tel un homme, sans famille, ni pays, ni racines ».17



Chafik Sayari

1 On peut citer Sam Langford, Joe Jeannette, Sam McVey. 
2 Montboron, « Le cas de l'Oncle Tom », La Presse, 19.03.1920, p 3.
3 François Mauriac, « La gloire de Georges Carpentier », La Revue hebdomadaire, 2 juillet 1921, p 39.
4 Veber, P. ''Les Noirs gagnent''.Le Gaulois, 27 septembre 1922, p. 1
5 Les propos de Campagnou, « Sur la gloire », L'Archer, février 1932, p 131.
6 « Où mène le cinéma », La Presse, 25 septembre 1922, p 1.
7 « Siki parle », La Presse, 5 décembre 1922, p 1.
8 « La Fédération française contre Monsieur Diagne », La Presse, 5 décembre 1912, p 2.
9 « Siki parle », La Presse, 5 décembre 1922, p 1.
10 Paul Vaillant-Couturier "De Siki à la révolution mondiale"  , L'Humanité, 11 décembre 1922. 
11 Kassia Body, .Boxing: A Cultural History ,, p 233.
12 Pierre Veber, « Les noirs gagnent », Le Gaulois, 27 septembre 1922.
13 Cité par Djamel Boulebier , « Élites musulmanes et processus d’acculturation par les activités physiques modernes dans les années vingt : de la Médersienne à l’Avant-garde Musulmane de Cirta », Insaniyat, 2006 : Le Sport : Phénomène et pratiques.
14 Lieutenant-gouverneur du Niger, 1935, cité par Oumarou T. & CHAZAUD P. (2010) Football, religion et politique en Afrique. Sociologie du football africain, L’Harmattan, Paris, p 26.
15 Didier Rey, « Le temps des circulaires ou les contradictions du football colonial en Algérie (1928-1945) », Insanyat, Centre de Recherches en Anthropologie Sociale et Culturelle de Université d'Oran, 2007, pp. 29-45
16 ''Battling Siki'', Le Cri de Toulouse, 29 septembre 1923, p 321.
17 John Lardner, cité par Gerald Early, Battling Siki: The Boxer as Natural Man, The Massachusetts Review, Vol. 29, No. 3 (Fall, 1988), pp. 451-472.

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