Ainsi rappait Muhammad Ali...
“You
call my poetry horrible?” […] I bet my poetry
gets
printed and quoted more than any that’s been
turned
out by the poem writers that them critics like.”
Muhamad Ali.
The Last Poets et
Gil Scott-Heron, tels sont généralement les deux noms qui sont les
plus souvent cités quand il s'agit d'identifier les précurseurs du
rap. Pourtant, si tout le monde s'accorde à reconnaître la place
essentielle de ces artistes, il arrive que d'autres
noms, pour le moins surprenants, soient quelques fois mentionnés. Outre celui de
Clarence Reid, aka Blowfly, l'un d'eux est celui de Muhammad Ali.
C'est par exemple la thèse que défend le photographe George Lois
qui, dans un livre consacré à l’icône, Ali Rap, affirme
qu'« avant que le rap n'apparaisse, Ali rappait déjà. Il
avait crée un langage qui swinguait et qui était compris de
tous ».1 Pour conforter son propos, Lois recense les centaines
de phrases cultes ou punchlines, que le champion formula durant son
existence. Et il ajoute que lorsqu'il interrogea le principal
intéressé, ce dernier lui répondit tout simplement : « I’m
a double rapper. First I rap them with my mouth, then I rap them in
the mouth » ».
Évidemment tout
cela peut prêter à sourire. Si le propension au bon mot devait
faire office de source originel du rap, combien d'autres noms
pourraient être également convoqués ? En outre, la relation
la plus intime qu'Ali tissa avec un musicien fut celle qui le lia à
Sam Cooke dont il put compter sur le soutien et avec lequel il poussa
même la chansonnette. Hélas, Cooke devait s'en aller, dans des
circonstances mystérieuses, quelques mois après qu' Ali ait conquis
le titre de champion du monde en 1964. Orphelin de Cooke, Ali devait
ensuite croiser le chemin de quelques autres géants de son temps,
tels James Brown, Gil Scott-Heron ou encore Curtis Mayfield.
"Because
I float like a butterfly, sting like a bee / Woah, I'm the E of
EPMD" --
EPMD, "You're
A Customer"
Toutefois, le lien
qui existe entre Muhammad Ali et le rap est indéniable. Si sa propre
fille, la rappeuse May May, dans son seul album The Introduction,
sorti en 1992, lui rendit ce qu'il a pu légitiment considérer
comme le plus beau des hommages, ils furent des dizaines de
lyricistes, et non des moindres, de Rakim à Big Daddy Kane en
passant par Nas et Jay-Z, à le citer au détour d'un couplet. Dès
1979, sur le titre Rapper's
Delight,
qui mêlait ego-trip et appel à l'hédonisme, le Sugarhill Gang
rappait « You see, I'm six foot one, and I'm tons of fun/ When
I dress to a T/ You see, I got more clothes than Muhammad Ali/ and I
dress so viciously ». Cette rime improbable témoignait, dans
l'un des tout premiers rap de l'histoire, du prisme par lequel se
ferait l'identification : une certaine définition du style.
L'utilisation systématique du Moi, la forfanterie, le sens de la
répartie et les attaques verbales contre ses adversaires, soient
autant d'aspects qui ont participé à sa légende,
trouvèrent un écho avec ce qui fit l'essence du hip hop : la
compétition. Après tout, outre ses formules, Ali ne fut-il pas le
premier sportif à composer et déclamer des poèmes à sa propre
gloire ? Aussi, il ne fait nul doute que l'aura d'Ali aurait été
bien moindre si son génie s'était résumé à ses seuls poings. Car
il fut également l'homme du verbe. Ses aphorismes et la manière
qu'il eut de les scander avec les mirettes enfoncées dans les
objectifs, furent une source d'inspiration certaine. C'est ce que
déclare Chuck D : « le
flow d'Ali est l'un des éléments qui l'a fait rentrer dans
l'histoire du rap. Derrière les mots, il y avait l'attitude.
Personne ne parlait aussi bien de son talent et de sa belle gueule ».
Ce
à quoi Rakim, le père du flow moderne, ajoute : « Ali a
compté autant pour le rap que pour la boxe. L'attitude, l’exécution,
le charisme. Tant de choses qui font que c'est l'une de mes idoles ».
Les deux plus grands ont parlé !
Muhammad Ali et Sam Cooke en 1962. |
Pourtant,
si Ali fut une source d'inspiration pour de nombreux rappeurs, ce
n'est pas seulement par le rythme qu'il imprégna à
ses formules et son talent à vanter « sa belle gueule ».
Son discours comportait également une dimension politique qui n'eut
pas d'égal chez ses pairs. C'est ce que souligna Chuck D, dans un
documentaire qui fut consacré à l'influence d'Ali sur le rap, en
posant non pas les prémices d'un débat mais celui d'un constat qui
se voulait sans appel :
« Avant DJ Kool
Herc, Afrika Bambaataa, et Grandmaster Flash, avant James Brown et
son Papa Don't Take No Mess, Muhammad Ali rappait sur la
condition humaine [..] Bien
avant que la conscience sociale ne pénètre dans le rap, Muhammad Ali
a utilisé le langage de la rue pour donner son avis. Le racisme, la
guerre du Vietnam, sa conversion à l'Islam.[...] en le voyant, j'ai
compris que j'avais des choses à dire. Et que rien ne pourrait
m’empêcher de les dire ».2
Or qui mieux que
Public Enemy pouvait rendre compte de cette double dimension qui a
défini l'une des icônes du Tiers-monde ? Que ce soit par la
forme, qui mêlait harmonieusement l'exubérance d'un Flavor Flav et
l’imagerie martiale du S1W,3 ou bien sur le fond avec un discours
qui en appelait à la fierté d'être Noir et à combattre la
suprématie blanche, Public Enemy, avec le génie de Chuck D et du
Bomb Squad, incarna les différentes facettes de Muhammad Ali. Bien
évidemment, les influences du groupes furent multiples et Ali ne fut
sans doute pas la figure majeure d'inspiration. Toutefois, comment ne
pas penser à lui lorsque Chuck D
lançait
dans Fight the
power,
« Most of my heroes don't appear on no stamps » ou quant
il se mettait dans la peau d'un objecteur de conscience qui refusait
de rejoindre l'armée dans Black
Steel In The Hour Of Chaos ?
« I
Got so much trouble on my mind / Refuse to loose ». Public Enemy, Welcome To The Terrordome
Si Muhammad Ali
semblait être un corps rythmé par le free-jazz, la soul puis
ensuite par le funk, le rap semblait quant à lui dévolu à épouser
les premiers coups d'éclats d'un Mike Tyson. Mais malgré toutes les
références dont Iron Mike fut gratifié, de Canibus à Tupac en
passant par Sean Price, jamais l'influence d'un sportif sur le rap ne
fut aussi profonde que celle qu’exerça Muhammad Ali. Si Tyson
éclaboussa de toute sa force le milieu de la boxe lors des premières
années du rap, régnant sans partages et dans la plus totale des
solitudes, il ne put jamais rivaliser avec Ali en terme d'impact
culturel. Le Tyson concis, silencieux et à la voix mal-assurée,
était ombragé en ce domaine par les aphorismes ciselés d'un homme
qui fut bien plus qu'un boxeur. Un homme qui dépassa le cadre de son
sport en devenant l'incarnation d'un Verbe qui même lorsqu'il était
dédié à sa propre gloire, n'en demeurait pas moins un puissant
vecteur d'affirmation auquel pu s'identifier toute une génération.
Ce Verbe portait en lui les échos de la Révolution noire, la fierté
de soi et le refus du nihilisme, soit autant de thèmes que des
artistes, et au premier rang desquels Public Enemy, devaient déployer
dans l'atmosphère étouffante de l'Amérikkke reaganienne. Tel fut donc
l'inestimable héritage laissé par un homme à propos duquel le
fondateur de la Motown, Ben Gordy, déclara un jour qu'il « rappait
avant l'existence même du rap ».
Chafik
Sayari
1.
Georges Lois,
Ali
Rap: Muhammad Ali the First Heavyweight Champion of Rap
, Bargain
Price, 2006, 608 p.
2.
Extrait du documentaire Ali
Rap.
3.
The S1W ( Security of The First world) : service d'ordre du
groupe et qui est mis en évidence dans le clip Fight The Power.
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