QUEIMADA OU LE REFUS DU DIALOGUE
Trois ans seulement après son chef d’œuvre, La Bataille d’Alger, Gillo Pontecorvo réalise en 1969 un second film sur le thème du colonialisme. Il ne s'agit alors plus seulement d'évoquer la lutte de libération d'un peuple mais s'interroger également sur les dangers qui guettent les lendemains des indépendances. La fiction se déroule dans la première moitié du XIXe siècle, sur une île imaginaire du nom de Queimada, qui rappelle par bien des aspects Haïti, et où règne, sous l’autorité portugaise, un système esclavagiste…
Tout
le film de Pontecorvo se construit autour de la relation entre deux
hommes. D’un côté Sir William Walker (interprété par Marlon
Brando), un agent de la couronne britannique, envoyé sur l'île de
Queimada pour provoquer un soulèvement contre le colon portugais.
Pour ce faire, il choisit un esclave du nom de José Dolorès
(incarné par Evaristo Marquez). Une fois sa mission terminée,
Walker préconise à l’élite blanche d’abolir l’esclavage afin
d’éviter une nouvelle révolte et favoriser les relations
commerciales avec la Grande-Bretagne. Dans le même temps, Walker a
réussit à établir une relation de confiance avec José Dolorès
auquel il a pris soin de confier un rôle dans le gouvernement
néo-colonial de l'île. Une fois son devoir accompli, Sir Walker
peut alors quitter l'île...
Or
voici que dix ans plus tard, le même Walker est dépêché en
urgence à Queimada en qualité de conseiller militaire pour mater un
soulèvement populaire qui menace directement les intérêts
britanniques. Pour José Dolorès, qui mène cette révolte, le temps
du compromis et de la tutelle britannique est révolu. Et nulle
libération ne pourra advenir sans la fin brutale des liens qui
asservissent son peuple aux intérêts politiques et économiques des
puissances européennes. Walker, sûr de son fait, se promet alors de
ramener à la raison l'ancien esclave qu'il s’enorgueillit d'avoir
tiré de l’insignifiance dix ans plus tôt et avec lequel il s'est
lié d'une amitié équivoque. Après tout, il sait de quel langage
il faut user avec cet homme auquel il considère avoir donné une
existence.
Mais
l’ancien esclave qui, dix ans plus tôt, avait été aidé dans son
désir de révolte avant d'être habilement manipulé, a fini par
échapper aux serres paternalistes de Walker. Dès leurs
retrouvailles, et à la suite de l'arrestation de Dolorès,
Walker voit son prestige être atteint puis perd définitivement sa
bonhomie. Il comprend progressivement que son ascendant et son
obsession d'écrire l'Histoire sont tous deux menacés par le refus
de l'ancien esclave de rendre possible le moindre dialogue. En dix
ans, tout les raisons qui avaient poussé les deux hommes à lier
leur destinées ont été balayées. Désormais captif, Dolorès n'a
plus qu'une seule arme à opposer à la raison de
Walker. Et dans le cas d'une confrontation entre deux consciences, il
s'agit de l'une des plus redoutables : le silence.
Ce
silence va peu à peu troubler Walker et le mettre hors de lui. Ne
pouvant plus supporter l'attitude de l'ancien subalterne, il perd de
sa superbe quand Dolorès met fin à tout espoir d'un quelconque
dialogue en lui écrasant un glaviot en plein visage. Dès lors
Dolorès a vaincu son ennemi et pour cela son assourdissant silence
aura suffi. Ce dernier voudrait extirper de ce corps quelques mots
comme reconnaissance de sa supériorité et afin de réconforter sa
conscience endolorie. « Je ne parlerais qu’aux miens »
semble dire le silence de Dolorès qui, en toute quiétude, a décidé
que ses seuls interlocuteurs seraient les supplétifs noirs de
l'armée britannique. Par son silence, Dolorès affirme ainsi qu'il
n'a rien à dire à l’oppresseur. Ce silence ne lui est pas imposé.
C’est lui qui l’impose. Ce n’est pas le silence de
l’impuissance, mais celui de la défiance et d'une certaine forme
de supériorité : celui que manifeste un homme mû d'un idéal
dont est dépourvu Walker. Ainsi, si la question « les
subalternes peuvent-ils parler ? » est la plus souvent
posée, dans le cas présent, le personnage de Dolorès en amène une
autre - en même temps que sa réponse - : « les
subalternes peuvent-ils se taire ? ».
Avec
Queimada, Pontecorvo réussit à parer le silence des vaincus d’une
certaine puissance en opérant un acte de rupture avec la culture de
l’aveu, de la justification et en réfutant l'existence possible
d’un espace moral commun et imposé selon les modes opératoires du
dominant. Cette logique est poussée à son terme puisqu'elle touche
à l’enjeu même de l'existence. Car une question se pose à
Walker. Après avoir perdu toutes ses illusions lui-même sur le
bienfondé de sa mission, il s'interroge : Que
faire de ce corps reclus dans le silence et qui continue toutefois à
assaillir et hanter sa conscience ? Le tuer ? Qu’il
devienne un martyr et un mythe ?
Non ! s’exclame l’anglais. Il faut donc absolument le faire
parler, le torturer, l’acheter si besoin est, en faire un traître
pour ses semblables ! Et que jamais il ne devienne un fantôme
qui viendra le hanter. Assailli par ce silence qui lui fait face
comme un miroir où se reflètent son hideur et sa lâcheté, Walker
fulmine et décide de se délivrer en aidant Dolorès à fuir. Vaine
manœuvre encore une fois. En guise de réponse, ce dernier n’a
qu’un rire extatique à lui offrir. Devant l'agitation de ce corps
si bavard et qui trahit son impuissance, Dolorès sait qu'il a gagné.
Il a compris que ce corps ne souhaite le sauver que pour se délivrer
lui-même de la culpabilité et se garder en vie. Or par son silence,
encore une fois choisi, Dolorès a trouvé l'arme ultime en même
temps que la plaie qu'il s'agira d'élargir.
Si
une part de l’intérêt du film porte sur la critique limpide du
néo-colonialisme et des appétits carnassiers des puissances
européennes rivales, il réside également dans la relation entre
les deux personnages. Pontecorvo évite en effet l’écueil des bons
sentiments qu’il soumet à une cinglante critique. Au schéma
classique de l'esclave affranchi qui s’enchaîne par une
reconnaissance toujours renouvelée à l’égard de son
supposé libérateur, le propos du film consiste à
inverser cette logique. En effet, l'ancien esclave n'a que faire d'un
quelconque discours qui viendrait nourrir ses espérances. N'ayant
plus de doute quant à ce qu'il est, il n'a nul besoin de cette
extériorité si ce n'est comme un corps contre lequel il mettra
désormais à l'épreuve une certaine philosophie de l'existence.
Retournant la lecture de Hegel sur la révolution haïtienne, et
selon laquelle l'esclave noir ne peut accéder à la pleine humanité
en raison de sa peur/incapacité à affronter la mort, le personnage
de José Dolorès semble dire, à travers son fracassant silence, et
en décharnant de son sens et de son idéal l'existence de Walker,
que « la vie vaut ce que nous sommes capables de risquer pour
elle ».
Chafik
Sayari
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